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INFINITY

INFINITY Tome 1 :Apparences

Célianne Delacroix, jeune étudiante française vient d’emménager à Christchurch. Malgré ses craintes de l’inconnu, sa nouvelle vie l’enchante. Seulement, ses dons, qu’elle espérait voir disparaitre en changeant de vie vont se développer et vont compliquer son quotidien. Célianne va commencer à attirer aussi bien les ennuis que des rencontres étonnantes et mystiques. Les frissons vont l’accompagner, la peur aussi. Gavriel, Sullivan, le lien qui les unit… Autant de secrets qui vont la précipiter dans des situations dangereuses, extraordinaires, effrayantes et déterminantes. Jongler entre sa vie d’étudiante et sa vie secrète, partagée entre dire toute la vérité et garder pour elle un savoir précieux mais pesant. Son destin à part est en marche. Entre amour et amitié, bien et mal, rêve et réalité, Célianne ne va pas tarder à perdre pied. Heureusement qu’elle peut compter sur deux êtres extraordinaires qui veillent sur elle.



Les 3 premiers Chapitres


1 ∞ NOUVEAU DEPART Mesdames et Messieurs nous allons entamer notre approche finale sur l’aéroport de Christchurch. Veuillez attacher votre ceinture et relever la tablette située sur le siège devant vous. La température au sol est de vingt-six degrés et le ciel est dégagé. Le commandant et son équipage, vous remercient d’avoir voyagé sur notre compagnie. Nous vous souhaitons un agréable séjour et espérons vous revoir bientôt sur nos lignes. C’est à grand-peine que j’essayais d’ouvrir les yeux, jusqu’alors fermés tellement forts depuis l’annonce de notre descente vers l’aéroport, que je me demandai si ma vision n’allait pas en être altérée. Tu exagères Lily ! Regarde comme c’est beau, tu es en train de tout rater, la vue est imprenable ! S’exclama mon père, tandis que nous survolions le pays, parfait patchwork de montagnes, glaciers éparpillés et vastes étendues de plaines sans fin. Bien qu’il tentait de maitriser son excitation, elle nous gagnait tous peu à peu malgré la tension de l’atterrissage. _Détends-toi ma chérie, intervint ma mère. Je te promets qu’on sera bien ici. _ Promets-moi simplement d’arriver en vie, pour le reste on verra. Christchurch… Nous nous éloignions du tarmac brûlant en direction de l’aérogare. Alors que mon père se chargeait d’aller voir où en étaient les bagages, ma mère et moi cherchions parmi la foule telles deux hystériques, la raison de notre voyage. Celle-ci s’en détachait par un arge sourire qui laissait découvrir une dentition blanche, parfaite, et des yeux bleus reconnaissables entre tous. Je m’aperçus un peu tard que mes bras gesticulaient dans tous les sens et me sentis stupide. Mais en voyant ma mère, je pensai finalement que stupide était un euphémisme. Mon frère non plus ne pouvait pas nous rater. (Bien que j’eus préféré que ce fut grâce à mon enthousiasme et mon visage resplendissant.) Pourquoi fallait-il toujours que je me sente si ridicule ? Les gens aux alentours voyaient en moi une folle furieuse tentant de fendre la masse de voyageurs par tous les moyens. J’avais conscience que cette folie trahissait un ‘Oh mon dieu, regardez ! Je suis en vie ! J’ai survécu au vol, je suis là, agitant frénétiquement mes membres dans tous les sens ! Éric ! C’est incroyable !’ _Mon chéri ! Ma mère se laissa tomber dans les bras de son tendre fils. Elle avait tant attendu ce moment qu’elle ne put retenir quelques larmes. _ Alors Lily, ce voyage ? Pas trop peur de ton premier vol ? Me taquina mon frère dans une étreinte si musclée que j’avais du mal à respirer. _Peur, moi ? Tu plaisantes ?! Je n’ai rien loupé du voyage. Et l’atterrissage ne m’a pas impressionné du tout ! Mentis-je si mal que ma mère et Éric rirent en me secouant. _C’est bon de vous revoir. Leur virilité mise de côté, mon père et Éric se tapèrent dans le dos et terminèrent leurs retrouvailles en une accolade plus franche. Cela faisait trois ans que mon frère avait quitté la France pour venir s’installer ici, en Nouvelle Zélande. Trois ans qui nous avaient semblé une éternité. Notre famille est très soudée, c’est pourquoi nous avions décidé de le rejoindre dès que mon père eut trouvé une excellente opportunité dans son travail. Une parfaite occasion d’être réunis à nouveau. Installée confortablement à l’arrière du pick-up, je laissai la pression retomber et la fatigue m’envahir. Je n’oubliai pas cependant de remarquer que mon frère, au volant, n’était pas assis du bon côté. _Ce n’est pas trop difficile de rouler à gauche ? _Oh tu sais, c’est comme le reste, on s’y habitue très vite. Fais-moi confiance, tu vas te sentir chez toi ici, tu es faite pour Christchurch. C’est une ville agréable et tranquille, tu ne le regretteras pas. J’aurais voulu profiter de ma nouvelle ville d’accueil, mais le paysage qui défilait avait un effet soporifique sur moi et la lutte pour maintenir mes paupières ouvertes était vaine. Après tout, j’avais tout le temps de découvrir Christchurch. Engourdie de sommeil, je clignai des yeux plusieurs fois devant un rayon de soleil qui s’entêtait à m’aveugler et m’assis sur le lit, désorientée, avant de prendre le temps de découvrir ma chambre. Elle était moins grande que l’ancienne, mais il y avait un dressing. Ce qui en faisait une chambre idéale, évidemment. Un peu de décoration, une touche personnelle et j’en ferais un parfait nid douillet, songeai-je. A cette pensée, une vague de nostalgie m’envahit. Je regrettai déjà d’avoir abandonné la maison de mon enfance et ses souvenirs. Tout cela faisait désormais parti du passé malheureusement. Je refusai toutefois de m’abandonner à la mélancolie. Le soleil étant mon remède miracle contre la mauvaise humeur, c’est avec un enthousiasme légèrement exagéré que je me levai et décidai d’explorer notre nouvelle demeure. Je dois avouer qu’elle me plaisait indéniablement, bien que très différente de ce que j’avais eu l’habitude de voir. J’appréciais tout particulièrement sa façade blanche en bois. La maison était bien plus grande que l’ancienne. Le salon était spacieux, bien éclairé et je craquai pour une petite pièce située près de la cuisine, dans une extension où une méridienne était installée contre une grande baie vitrée habillée d’un voilage clair. Je décidai alors que ce serait ici que je passerai le plus clair de mon temps. Un petit coin parfait pour les lectures et les rêveries qui constituaient mon passe-temps favori. Ma chambre se trouvait à l’étage, avec le bureau de mes parents, une chambre d’amis et une salle de bain. Tout était lumineux et bien agencé. J’étais ravie. Finalement nous ne perdions pas au change. _ Salut m’an. _ Alors ? Ma mère qui déballait les quelques cartons arrivés avant nous remarqua l’émerveillement dans mon regard. _ Je n’ai qu’un seul mot à dire : magnifique ! _ Nous sommes d’accord. Et attends, tu n’as pas tout vu. Le meilleur se trouve derrière. Je lui emboitai le pas vers l’arrière de la maison qui avait échappé à mon inspection. Un peu en retrait de la façade, une véranda bordée d’immenses portes fenêtres donnait sur un jardin que je ne tardai pas à découvrir. _ Une piscine ! Vous vous êtes bien gardés de me le dire ! _ C’était pour te faire une surprise. Ne t’ai-je pas promis que tu serais bien ici ? _ Eh bien je ne suis pas déçue! C’est le moins que l’on puisse dire ! C’est au-delà de ce que j’espérais. Vraiment. C’est génial maman! J’avais du mal à cacher mon euphorie. Je n’avais jamais vu de telles maisons. Du moins pas véritablement. Il faut dire que ça me changeait complètement des maisons en parpaing crépit typiques de notre région. Mon frère nous avait envoyé quelques photos pour nous donner un aperçu, mais ce n’était en rien comparable à ce que j’avais sous les yeux. Elle n’était objectivement pas immense, ni plus belle comparée aux maisons voisines, mais je la trouvais parfaite. Je remontai les quelques marches qui conduisaient à la véranda pour aider ma mère à sortir du linge de maison d’un carton. _ Je me fais une joie rien qu’à l’idée d’aménager cette maison, de m’occuper du jardin, de voir nos affaires bien installées. On va se plaire ici, annonça ma mère, satisfaite. _ En parlant d’affaires, où est le reste des cartons ? Demandai-je, regardant autour de moi, forcée de constater le peu d’effets qui se trouvait dans la pièce. _ Victor est allé en chercher une partie chez ton frère. Tu devrais d’ailleurs aller te préparer un peu si tu veux faire le prochain voyage avec lui. Et déjeune quelque chose Lily ! La route est longue, tu risquerais d’avoir faim, lança-t-elle, voyant que je me précipitais vers l’escalier. _ Maman… ronchonnai-je. _ Il n’y a pas de maman qui tienne. Je te parie qu’avant d’arriver chez ton frère, tu vas regretter de ne pas avoir pris ton petit-déjeuner. Je décidai tout de même de monter à l’étage, moins enthousiaste qu’à l’allée. J’entendis ma mère se racler la gorge derrière mon dos. Je me retournai et lui décochai un regard lourd de sous-entendus. _ Tu sais que je ne mange jamais rien le matin. Ce n’est pas parce que l’on a changé de pays que je vais subitement avoir envie de déjeuner, décrétai-je. _ Comme tu voudras. Mais ne viens pas te plaindre si tu fais une nouvelle crise d’hypoglycémie. Et il est hors de question de s’arrêter acheter quoi que ce soit en route, on a tout ce qu’il faut ici. Emporte au moins un fruit. Vous ne serez pas de retour avant un bon moment. Laissant volontairement échapper un long soupir, je me dirigeai vers la cuisine en trainant des pieds et pris un petit pain que j’enfournai sans ménagement dans la bouche. _ C’est mieux comme ça ? _ Hm hm, charmante en mode hamster. Nous nous regardâmes avant d’éclater de rire. Je venais de m’apercevoir dans la baie vitrée, les joues pleines, grotesque... Quelques instants plus tard, je sautai dans le pick-up qu’Éric nous avait laissé pour effectuer le rapatriement des meubles entreposés chez lui. Mon père me déposa un baiser sur le front et adressa un clin d’œil à ma mère qui lui souriait affectueusement depuis le pas de la porte. Nous quittâmes Shakespeare Road en direction d’Akaroa, une petite bourgade aux accents français sur la Péninsule de Banks au sud de l’île. Située à une heure de route environ de Christchurch, c’est là que mon frère habitait. _ Alors, comment trouves-tu la maison ? Elle est comme tu l’imaginais ? _ Oui, je suis vraiment content. Surtout pour ta mère. Si tu l’avais vue ce matin, elle était tellement heureuse… Ça me rassure, je n’aurais pas supporté qu’elle ne s’y sente pas à l’aise, répondit-il tout en jetant un coup d’œil dans ma direction. Sans doute pour vérifier si j’avais pensé à mettre ma ceinture de sécurité. _ C’est une impression ou tu es crispé ? Demandai-je, soupçonneuse. _ Qu’est-ce que tu racontes ? Rétorqua mon père, renfrogné. _ Ne me regarde pas comme ça ! Demande à tes mains agrippées au volant, lui dis-je en les montrant d’un signe du menton. _ Oh ça ! Je t’avoue que j’ai un peu de mal avec la conduite inversée. Laisse-moi le temps de m’y habituer. Et puis je ne suis pas crispé, simplement concentré. Tu verras quand tu prendras le volant. Tu riras moins, c’est moi qui te le dis. Le tout, c’est de ne pas paniquer et de rester vigilant. _ Je rêve ou tu me donnes une vraie leçon de conduite ? _ Vas-y, moque-toi de moi. On verra qui viendra me voir en disant « papa, j’y arrive pas ! Excuse-moi de m’être fichue de toi, j’aurais dû t’écouter tu avais raison et blablabla ». _ Oui, tu as raison. Quelle fille indigne ! Mon père et moi aimions nous taquiner. Nous discutions souvent en voiture. C’était nos moments. Il profitait du fait que nous soyons seuls sur la route pour aborder certains sujets de discussions auxquels ma mère n’assistait pas pour me défendre ou prendre parti si besoin était. Quand il arrivait que nous nous affrontions, je le laissais râler sans broncher pour qu’il exprime son autorité. Ma mère m’avait bien trop souvent reproché de le contredire et de le blesser dans son rôle de père qu’il avait parfois mis de côté à cause de son travail. Et quand il voulait se rattraper, son attitude frôlait parfois l’excès. Ma crise d’adolescente rebelle étant passée, je le laissais me seriner sur des tas de choses qu’il pensait m’apprendre. Il avait du mal à accepter que j’eus grandi si vite sans qu’il ne s’en aperçoive. _ Comment va-t-on faire pour la voiture ? _ A pieds ma fille indigne ! Pas de voiture ! Ça ne te fera pas de mal, plaisanta mon père. _ Non allez ! On ne va tout de même pas prendre le vieux taco d’Éric?! Questionnai-je avec appréhension. _ Si, justement. On va se servir de cette bonne vieille voiture. _ Mais papa ! Pourquoi crois-tu qu’il ne s’en sert jamais ? Elle n’a plus d’âge ! Ça devrait être interdit de rouler avec. D’ailleurs, on ne sait même pas si elle démarre. _ Tu ne vois pas que je te taquine, dit-il, visiblement satisfait de m’avoir mis en rogne. _ Très drôle. Je suis rassurée, j’ai cru un instant devoir passer les prochains jours couchée sur la banquette arrière pour passer incognito. Tu imagines ? Nous aimions rire. Et c’est en plaisantant que s’effectua la plus grande partie du trajet. _ Ton frère rentre avec nous ce soir, il m’accompagnera demain. On devrait pouvoir acheter une bonne voiture. _ J’avoue que je suis assez impatiente de l’avoir. Tout change tellement vite. Depuis notre arrivée je ne réalise pas vraiment ce qui nous arrive. On était à la maison, puis on a tout quitté et nous voilà dans un autre monde. _ N’exagère pas. « Un autre monde »… tout de même. _ Si, pour moi c’est carrément une autre planète. Tout est différent. Si ce n’est que les gens sont ‘normaux’. Aucune antenne verte audessus de la tête. Tu ne vois pas ce que je veux dire ? On est à l’autre bout du monde, un lieu inconnu, une langue étrangère, des coutumes différentes, de nouvelles personnes, des paysages fantastiques, ajoutai-je, désignant l’incroyable panorama qui s’offrait à nous. Tout est à refaire. Je trouve un peu normal de mettre du temps à atterrir dans la réalité. Pour l’instant je suis assez secouée. Devant l’inquiétude soudaine que manifesta mon père à mon égard, je le rassurai en lui affirmant que je me sentais bien. Tout ceci était déstabilisant, rien de plus. J’étais toutefois excitée à l’idée de construire une nouvelle vie ici et découvrir tout ce qui allait en faire partie. Pour le moment je me contentais de la vue imprenable que nous dépassions. _ Ouah ! _ C’est splendide ! Tu n’as pas fini d’être émerveillée. C’est encore plus beau que sur les photos d’Éric. _ Je reconnais quelques endroits pour les avoir vu sur le Net, ça fait bizarre. Où est-ce qu’on est ? _ Woodills Road. Nous ne sommes plus très loin. Arrivés à l’entrée de la ville, je tombai sous le charme de la rue principale et des cottages qui la bordaient. Son style particulier me plaisait beaucoup. _ Oh !! Rue Jolie, c’est là! M’exclamai-je. Je savais bien qu’il connaissait l’endroit, pour la simple et bonne raison qu’il en venait. Ceci dit, je ne parvenais pas à contenir mon excitation. _ Attends, continuai-je, ne me dis pas où elle est. Je vais la trouver. Là ! C’est celle-ci, avec le toit gris! La 113 ! Oui c’est celle-là j’en suis sûre. A ce moment, mon frère sortit de la maison, sourire aux lèvres. _ Bienvenue Lily ! J’étais une fois de plus émerveillée et surexcitée. Je m’aperçus tout à coup que mes émotions étaient amplifiées. Peut-être était-ce dû à mon « non-atterrissage ». Il fallait dire que pour quelqu’un qui n’avait jamais voyagé, tout cela faisait beaucoup. Et le fait de retrouver mon frère n’arrangeait rien à mon euphorie. _ Oh mon dieu Éric ! Attends… dis-je en me raclant la gorge. C’est vraiment très joli, repris-je plus solennellement. Il m’adressa une petite tape dans le dos. _ Tu peux visiter, vas-y. T’es chez toi ici. La maison était en bois blanc, comme la notre. Un magnifique petit jardin l’entourait où un immense saule-pleureur trônait en maitre devant l’entrée. A l’intérieur, face à la porte se trouvait l’escalier menant à l’étage. Je les rejoignis au rez-de-chaussée, admirant les moindres recoins. On aurait dit que c’était la première fois que je voyais une maison. J’appréciais ici aussi la même petite véranda qui donnait sur l’extérieur. C’était apparemment typique des maisons Néo-Zélandaises, en tous cas, celles de l’île Sud. _ C’est définitif, tout me plaît ici, déclarai-je. _ Tu veux boire quelque chose ? Je répondis non en secouant la tête, occupée à m’imprégner des lieux. _ Au fait, avant que je n’oublie, dit mon frère, se dirigeant vers une autre pièce. Ça m’étonne que tu ne me l’aies pas encore demandé. Je pensais que c’est ce que tu aurais fait à peine entrée. Il revint, me tendant quelque chose ou plutôt quelqu’un qui m’avait manqué terriblement. _ Archimède ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt. Quelle maîtresse indigne je fais ! Mon bébé ! Je serrais mon chat tendrement contre moi. Il avait fait le voyage quelques temps avant nous, sachant qu’il devrait rester en quarantaine un moment. Mon frère s’en était évidemment occupé. _ Il est top ce chat. Tu es sûre de vouloir me le reprendre ? _ Certaine. C’est mon chat, répondis-je niaisement, baisant le dessus du crâne du félin au pelage tigré noir et fauve. _ Allez Lily, assieds-toi avec nous. Viens là que je t’embête un peu, dit Éric en ébouriffant mes cheveux. _ Arrête ! Marmonnai-je. J’ai passé l’âge que tu me décoiffes à chaque fois qu’on se voit. _ Ne raconte pas de bêtise Lily. Tu es toujours un gros bébé. _ Ouais c’est ça, démissionnai-je. _ Comment tu te sens ? _ Excitée, impatiente et totalement dépassée, répondis-je en m’affalant sur le canapé. _ C’est normal. Avec le décalage horaire, et tous ces changements, il te faudra un peu de temps avant d’assimiler tout ce qui t’arrive. Surtout que ce n’est que le début. Ne fais pas cette tête, me dit-il en riant. Pour le moment tu veux découvrir un maximum de choses, mais tu devrais te reposer, tu auras tout le temps de visiter. Je te montrerai la boutique, les lacs, les coins sympas, on va se marrer tu vas voir. En attendant, on devrait se dépêcher de ramener les affaires à maman. Tu as vu comme elle est contente ?! Une fois le pick-up chargé, mon frère prit le volant et nous conduisit vers Shakespeare Road. _ J’aurai besoin de ton aide, j’aimerais apporter quelques changements à la salle de bain. Ta mère voudrait qu’on abatte la cloison du bas. Tu me diras ce que tu en penses, lui adressa mon père. Ils discutaient bricolage et tuyauterie pendant que, comprimée entre deux gros cartons, je me laissais bercer par leurs voix rassurantes et le ronronnement du chat, blottit sur mes genoux. J’entendais Éric me héler, sa voix étouffée semblait lointaine. Dans une énième tentative, elle se fit plus forte et j’écarquillai les yeux, réalisant que je dodelinais. Les longs trajets étaient mon point faible. Je ne réussissais que très rarement à rester éveillée, non sans avoir lutté désespérément. Quand la conduite était agréable, que je n’étais pas occupée à parler et que je me sentais en sécurité ou bien en présence de quelqu’un de familier, je m’endormais systématiquement. Éric intervint à temps, connaissant ma faiblesse. _ Et bien, c’était moins une, plaisanta mon père. _ Moquez-vous ! Ce n’est tout de même pas croyable que je sois incapable de tenir tout un trajet éveillée ! Je ne serais pas un peu narcoleptique sur les bords ? Je commence à me poser des questions. Narcoleptique routière…, méditai-je, tandis que je m’avançai et croisai mes bras entre les sièges avant. _ Tu as toujours été comme ça. Déjà quand tu n’étais qu’un tout petit bébé et que tu n’arrivais pas à dormir, ta mère avait l’habitude de t’emmener faire un tour en voiture. Ça marchait à tous les coups, tu t’endormais en quelques minutes. _ La prochaine fois je monterai devant. C’est le seul moyen. Au fait, tu crois que tu pourras m’emmener voir où se trouve la fac demain ? Demandai-je à Éric en pianotant sur sa tête. _ Oui, si tu ne te lèves pas trop tard, répondit-il, balayant mes doigts d’un geste de la main. _ Faudrait savoir. Tu me dis de me reposer, mais tu m’empêches de m’endormir en voiture et de me lever tard. Voyant le regard qu’il me lançait dans le rétroviseur, je lui adressai un sourire forcé. _ Tu n’auras qu’à me dire à quelle heure et je serai prête. Il me tarde de découvrir cette ville. Je me demande quels vont être mes amis. Peut-être même que je n’en aurais pas... _ Ne commence pas à te mettre la pression inutilement. Bien sûr que tu vas te faire des amis. Ceci dit, je suis curieux de voir quels fous vont oser t’approcher. Je regardai mon père qui n’avait encore rien dit, innocent, et lui lançai un regard accusateur. _ Pendant qu’on y est, tu n’aurais rien à ajouter par hasard ? Non, mais comme vous vous acharnez contre moi depuis tout à l’heure, tu devrais en profiter. En attendant, ces « fous » dont tu parles, seront peut-être plus sympas que toi, ajoutai-je, donnant une pichenette sur l’oreille de mon frère qui se garait enfin devant la maison. Nous déchargeâmes les cartons pendant que ma mère préparait le dîner. Voyant Éric s’éloigner vers le portail, elle l’appela et lui ordonna de manger avec nous avant de repartir pour un énième voyage. Il ne se fit pas prier. Ce fut enfin l’occasion de se retrouver tous les quatre autour d’un même repas. Une fois tous les sujets de discussions abordés, quelques fou-rires et le café avalé, Éric repartit, cette fois accompagné de ma mère qui n’avait qu’une seule hâte, voir sa maison. Alors que le moteur du pick-up vrombissait, je courus dans leur direction, m’agrippant à la grille du portail, imitant un air affolé. _ Vous n’allez quand même pas me laisser avec l’incroyable Hulk ?! Pitié ! Ne m’abandonnez pas ! Mon père qui avait assisté à mes singeries vint à mes côtés et s’adressa à mes spectateurs, dépité. _ Cette fille n’est pas la mienne, je le jure. Éric secoua la tête, amusé. _ Allez-y, Hulk va s’occuper de cette cinglée, dit mon père tout en m’attrapant pour essayer de me porter sur son épaule, tel un vulgaire sac de pommes de terre. Quelques jours plus tard, après m’être familiarisée avec les environs, la conduite à gauche et pris mes repères, je décidai de prendre la voiture. Mon père me la laissait quand il bricolait dans la maison, lassé de me voir faire les cent pas. Il avait finalement choisi une Rover bleu marine qui me donna du fil à retordre les premiers jours. Elle avait malgré tout fini par céder, forcée de reconnaitre qui de nous deux était la patronne. Je voulais faire un petit tour en ville. J’aimais ses bâtiments de style néogothique, si britanniques, avec ses nombreux parcs et jardins. Il fallait aussi m’habituer aux itinéraires qu’il me faudrait emprunter les prochains jours, comme celui de la faculté de Lincoln, à une demi-heure de route environ. Nous étions début février, période de pleine saison ici. Ayant changé d’hémisphère, j’avais du mal à réaliser que nous étions en plein été alors qu’en France, l’hiver était déjà bien installé. Les touristes grouillaient sur les routes et dans les rues. Je savais que Christchurch était une ville animée et j’en eus confirmation. Akaroa connaissait le même sort, la population ayant triplée. Nous n’avions plus vu Éric, trop occupé entre la gérance de son surf shop et toutes les excursions d’éco-tourisme qu’il organisait. Nous attendions que l’agitation touristique se calme pour lui rendre visite et, de toute façon, mon père voulait finir les travaux qu’il avait entrepris depuis notre arrivée. Heureusement qu’il n’y avait eu que très peu de changement à effectuer… Alors que je dépassais le Jade Stadium, j’aperçus quelques sportifs se diriger avec leurs équipements vers l’entrée du stade. J’empruntai au hasard Mourhouse Avenue, mon but étant de trouver la faculté à partir de n’importe quel point de départ. Il fallait que j’apprenne à m’y retrouver, et mon sens de l’orientation laissait à désirer. Il est vrai qu’en choisissant cette avenue, je ne pouvais pas me tromper, où que j’aille. Je suivis ensuite Lincoln Road. Ce n’était pas l’itinéraire qu’Éric m’avait montré, mais comme le nom de cette rue était identique à celui de la faculté, je m’étais dit qu’il devait y conduire. Je choisis de continuer tout droit sur Halswell Road et Tai Tapu Road, puis tournai à droite sur Lincoln Tai Tapu Road. Après tout, il me suffisait de prendre toutes les routes qui portaient le nom de l’université. Peut-être était-ce une très mauvaise idée, mais maintenant que j’y étais, je comptais bien voir où cela allait me mener. Au final, j’eus raison de continuer sur ce chemin, car après avoir dépassé Saint Edward, à quelques pas à peine se trouvait ma destination. Satisfaite, j’observais un instant le grand bâtiment. J’allais bientôt suivre des cours d’anglais à l’université, en deuxième année. Après avoir eu mon baccalauréat, j’avais passé un an à la faculté de lettres dans le sud-est de la France. Je comptais obtenir un diplôme en littérature et civilisation britannique, mais je m’étais finalement rendue compte que mes ambitions frôlaient l’utopie. Je manquais d’argent pour financer mes études, et de motivation. Surtout de motivation. J’avais donc abandonné l’idée de continuer après ma première année obtenue. Je fis demi-tour, voyant le ciel se couvrir et repartis en direction de Philipstown où un bon soda bien frais m’attendait. Une fois à la maison, ma mère me fit signe d’aller vers la salle de bain. Mon père se trouvait dans l’encadrement de la porte. Il avait bloqué l’accès depuis le matin, décidé à en finir avant la fin de la journée. _ Tadaa ! Fier de lui et de l’achèvement des travaux, il me laissa entrer pour admirer le résultat. _ Alors là… bravo. C’est bien mieux comme ça. Tu m’avais caché ce talent. Tu as fait du bon travail. _ Depuis le temps qu’elle demande une baignoire d’angle, maintenant qu’elle l’a elle me reproche de ne pas avoir déménagé plus tôt, répondit-il, faussement bougon, agitant un tournevis avec un peu trop d’ardeur à mon goût en direction de ma mère. _ Allez vieux grincheux, lui dis-je, glissant mon bras autour du sien, descends boire une bière, tu l’as méritée. 2 ∞ DES PRÉSENCES RÔDENT Je montai me coucher, accompagnée de mon chat. Après m’être glissée dans les draps, j’admirais encore ma nouvelle chambre. Je m’y sentais bien. Je respirai l’odeur de peinture fraiche et éteignis la lumière. Archimède s’installa confortablement sur son coussin, au pied du lit. Il se passa quelques secondes avant que je réalise que j’étais cachée sous le drap, les mains plaquées sur les oreilles et les yeux grands ouverts. J’étais comme à l’affût de quelque chose. Le souffle court, la peur envahissait mes sens en alerte. Pour la première fois depuis mon arrivée, je venais d’avoir un de ces fameux frissons. Un frisson qui vous glace le sang. Je n’étais pas seule… Rassemblant tout mon courage, je parvins à m’extirper du lit et courus allumer la lumière. Prochain achat : une lampe de chevet, à portée de main. Recroquevillée contre la tête de lit, je me balançais d’avant en arrière, essayant de me détendre. Alors ici aussi, pensai-je avec inquiétude. Ce genre de situation m’arrivait souvent. Pas depuis le déménagement cependant… La nuit paraissait le moment le plus propice à ces visites envahissantes. Et malgré leur fréquence, je ne m’y étais toujours pas habituée. J’étais toujours aussi effrayée que le premier jour et j’avais encore les mêmes réactions. C’était toujours pareil. D’abord, un frisson, accompagné d’un doux parfum fleuri suivit d’une peur panique au contact d’un souffle, confirmant la présence de quelque chose, de quelqu’un. Parfois, c’était une chaleur soudaine qui me provoquait des suées, quelques fois des vertiges. Quand il m’arrivait d’avoir des fourmillements dans les mains, je savais désormais qu’il s’agissait d’une 'mauvaise' présence. Je ne pouvais pas définir exactement ce qui se passait autour de moi, mais après l’avoir vécu tant de fois, j’en avais fini par conclure que des ‘esprits’, (il fallait bien mettre un nom sur ‘la chose’) me rendaient visite. Ou en tous cas, ils étaient présents là où je me trouvais. Et j’entends par 'mauvais', des esprits maléfiques bien sûr. La sensation de présence était tellement importante et semblait tellement réelle que je m’attendais à voir apparaître quelqu’un à chaque instant. L’idée d’ouvrir les yeux et de voir qui ‘hantait’ la pièce me terrifiait. _ Fichez moi la paix ! Peut-être bien que je n’agissais pas comme il le fallait. Peut-être que quelqu’un d’autre à ma place aurait tout fait pour exploiter ce don, cherchant à entrer en contact avec les esprits. Quelqu’un qui considérerait ce don comme une bénédiction. Moi, je fuyais l’invisible. Quel qu’il soit. Epuisée, je décidai finalement d’éteindre la lumière, me servant de l’éclairage de mon téléphone portable pour regagner mon lit. Jouant à faire coulisser la façade du téléphone, je repensais que pas plus tard que la veille, je me réjouissais de ne plus être dérangée la nuit. Je croyais que c’était dû au déménagement. Et voilà que ça recommençait. Je m’y attendais, en fin de compte. La nuit fut courte et mon sommeil agité. Je n’avais cependant pas oublié que ce matin, mon père débutait son premier jour de travail. Le prestigieux hôtel Heritage, situé en centre-ville, l’avait vivement sollicité afin de pourvoir au poste de chef cuisinier. Vu l’heure à laquelle je me levai, mon père devait être en train de travailler depuis un bon moment. _ Petit-déjeuner Lily ! Ma mère avait pris l’habitude de me rappeler à l’ordre. Elle m’avait vu descendre les escaliers et m’installer dans le canapé devant la télévision. Elle savait qu’une fois encore, je tentais d’échapper au supplice d’avaler quelque chose, à peine réveillée. _ Maman, aurais-tu mis mon jeans au sale par hasard ? Celui qui est un peu large… je l’ai cherché partout ! _ Non, tu as regardé dans la salle de bain ? _ Puisque je te dis qu’il est introuvable ! _ Inutile de parler sur ce ton. C’est si important ? On finira bien par le retrouver. _ Excuse-moi m’an. J’ai passé une mauvaise nuit. Je voulais le mettre pour aller à la fac. _ Oh oui, j’avais complètement oublié que c’était aujourd’hui. Tu n’as qu’à mettre un autre pantalon. Avec tout ce que tu as, je ne veux pas t’entendre dire que tu n’as rien à te mettre. Pourquoi pas le jeans noir ? Celui qui te va si bien. Ne prends pas cet air-là, on dirait que c’est la première fois que je t’en parle. Garde celui qui te va trop grand pour traîner à la maison. _ Tu as raison. Bon, je monte me préparer. Et maman, par pitié, je n’ai pas faim. Je me faufilai dans mon petit dressing, une serviette enroulée autour des cheveux quand ma mère m’appela du bas de l’escalier. _ Comment comptes-tu aller à l’université ? Enchevêtrée dans les jambes de mon jeans, je trottinai vers l’escalier, trébuchant sur ma paire de ballerines qui traînait dans le couloir. _ Je prends le bus. Il passe en bas du quartier et s’arrête juste devant. _ Tu t’es bien renseignée au moins ? Et les tarifs ? Ma mère semblait anxieuse et stressait plus que moi quant à mon intégration. Devant mon expression lasse, elle se sentit obligée de se justifier. _ Et bien quoi ? Tu pourrais te tromper de ligne de bus ou je ne sais quoi. Je ne voudrais pas que tu arrives en retard. Tu te feras assez remarquer comme ça. _ Maman… _ Rappelle-toi l’année où tu es… _ Maman ! La coupai-je. Je ne suis plus un bébé. Je suis assez grande pour avoir pris la voiture, car devine quoi, j’ai le permis, oui je suis majeure aussi. Je suis allée me renseigner sur les lignes de bus, les horaires et les tarifs. _ D’accord, d’accord. Ta pauvre mère est dépassée. Excuse-moi ma chérie, tu n’es plus une enfant, c’est vrai. Mais tu es et seras toujours mon bébé, ajouta-t-elle devant mon air satisfait. Et qu’attends-tu pour mettre ce pantalon ! Tu comptes rester comme ça longtemps ? Je baissai les yeux et admirai le tableau. J’avais attaché ma chemise lundi avec mardi et dans ma précipitation, je n’avais pas terminé d’enfiler mon jeans, resté à mi mollet. Je ris tout en me trémoussant afin qu’il glisse plus aisément jusqu’à la taille. J’arrêtai de respirer, rentrai le ventre au maximum et boutonnai le pantalon. _ Et tu arrives à respirer, coincée là-dedans ? _ Ça se porte comme ça… _ Je sais, une fois de plus, je suis dépassée, ce n’est pas de mon temps, c’est ça ? On verra ce que tu diras quand le patte d’éph sera tendance à nouveau. Bon j’arrête de t’embêter. File te préparer. Hé! Célianne ! Elle file comme le vent cette petite, se dit-elle. Je réapparus en haut des marches. _ Ta chemise ! _ C’est fait ! Je voulais me lisser les cheveux, mais décidai de les laisser naturels par manque de motivation. Ils avaient pris une jolie forme, avec de belles ondulations. J’inspectais mon reflet dans le miroir, préférant rencontrer des personnes susceptibles d’être mes futurs amis en étant présentable. Je ne voulais pas en faire trop, simplement me plaire un minimum. Non, j’avoue que je n’aurais pas quitté la chambre sans me trouver irréprochable. J’essayais d’apprécier ma silhouette. Bien qu’harmonieuse, j’avais tendance à m’inspecter d’un œil un peu trop critique. Je n’étais pas très grande, mais assez selon moi. Avec des talons, j’atteignais le mètre soixante-dix, ce qui était amplement suffisant. Je regardais ma chevelure châtain avec satisfaction. L’unique attribut dont j’étais fière. Ce jour-là, ils avaient des reflets dorés. Motivée, je m’installai devant ma coiffeuse et entrepris un travail minutieux, munie d’un crayon noir et de mon mascara. Une fois le maquillage appliqué, j’enfilai mes ballerines et descendis au salon, remontant négligemment mes cheveux. Malgré tous mes efforts, je sentais la tension m’envahir peu à peu. Ma mère dessinait, assise face au chevalet posé devant la baie vitré, exposé de façon à se servir de la luminosité idéale. Je me rapprochai d’elle et posai la main sur son épaule. _ Tu t’en sors? _ On peut dire ça, oui. Très jolie, complimenta-t-elle en jetant un rapide coup d’œil dans ma direction. Ça va bien se passer, ne t’en fais pas. Enfin, si tu arrives à l’heure, dit-elle en reportant à nouveau son attention sur la toile _ Maman ! Ce n’est pas parce que j’ai raté ma rentrée UNE fois que tu vas l’évoquer tous les ans ! _ Certes, mais il faut avouer que tu m’as bien fait culpabiliser de ne pas t’avoir accompagnée au lycée ce jour-là. Aurais-tu oublié dans quel état tu étais ? J’évitais de me rappeler ce jour qui figurait parmi les pires de mon existence. D’ordinaire, je ne supporte pas d’arriver en retard. Encore moins pendant les cours, préférant ne pas y aller du tout plutôt que de me ridiculiser devant toute la classe. Et bien ce jour fut au-delà de mon pire cauchemar. Non seulement j’étais arrivée en retard, attirant tous les regards inconnus sur moi, mais en plus de cela j’avais choisi de porter une jupe. Cet évènement m’avait dissuadé d’en porter pour toutes les rentrées à venir, car j’avais trébuché sur un sac, m’étalant de tout mon long sur l’estrade, jupe relevée, filant mon collant au passage. Au lieu de m’asseoir le plus dignement possible à ma place, je m’étais enfuie sous les railleries des autres élèves. J’avais pleuré dans les jupes de ma mère pendant plusieurs heures, persuadée de ne jamais m’en remettre. Inutile de préciser que cet évènement avait marqué les esprits. J’étais devenue la cible de quolibets quasiment quotidiens sans parler des sobriquets plus ridicules les uns que les autres. Ma mère pensait parfois que j’en étais encore traumatisée. La sonnerie du téléphone retentit et ma mère décrocha. Je l’interrogeai du regard. Elle articula sans mot dire le prénom de mon frère. J’en profitai pour regarder l’heure, sortir mon sac et une pochette contenant le strict nécessaire : un stylo et quelques feuilles. _ Alors ? _ Tu vas râler si je te dis pourquoi il a appelé. _ Et je vais râler si tu ne me le dis pas non plus. _ Ton frère m’a dit de faire en sorte que tu n’arrives pas en retard, dit-elle très rapidement, dans l’espoir que je ne comprenne pas. Je soupirai et me dirigeai vers la porte d’entrée. _ Chérie, ne te vexe pas. Il s’inquiète pour toi, c’est normal. _ Mais je ne suis pas vexée. Je stresse un peu voilà tout. Ma mère me regarda comme le premier jour où elle m’avait laissée dans la classe de maternelle. Comme ce jour où elle avait souffert de voir si triste, ne comprenant pas pourquoi elle m’abandonnait avec tous ces gens. Ce jour où je n’étais qu’une toute petite fille, ne sachant encore ni lire ni écrire. Je m’attendais presque à ce qu’elle s’accroupisse pour me serrer dans ses bras. _ Maman, arrête de me regarder comme ça. Je suis étudiante m’an. Allez ! Il ne manquerait plus que je te rassure avant de partir. _ Ne dis pas de bêtises Lily, me dit-elle, replaçant une mèche de cheveux derrière mon oreille. J’avais vraiment l’impression qu’elle était émue. C’est bien ce que je disais. Elle revoyait son bébé entrer en première année d’école primaire. _ Je sais écrire mon nom m’an. _ Quoi ? _ Non rien. N’oublie pas Archimède, il est en haut. Allez, j’y vais. Ne t’inquiète pas, je vais arriver bien en avance. Ma mère laissa échapper un long soupir tandis que je tournai les talons et me dirigeai vers l’arrêt de bus le plus proche. Arrivée devant l’université de Lincoln, je souris, soulagée d’y être enfin. Jetant un œil à ma montre, je constatai que j’avais encore une petite heure devant moi, ce qui était amplement suffisant pour repérer la salle où le cours avait lieu. Après avoir fait plusieurs fois le tour de l’établissement, cherchant désespérément l’amphithéâtre où devait se trouver les étudiants de ma section, je trouvai enfin l’écriteau indiquant l’accueil. (Bien moins facile à repérer que je le pensais.) Mon sens de l’orientation ne devait pas être innocent dans cette histoire. J’allai tout de même vérifier qu’il n’y ait aucun problème avec mon inscription. Mon frère avait fait les démarches administratives pour moi, il ne manquait plus que quelques papiers officiels à leur fournir. Je m’étais inscrite dans un cursus spécialisé, adapté aux étudiants dont la langue maternelle n’était pas l’anglais. Je devais passer un examen d’aptitude en début de semestre pour ensuite avoir un certificat. L’anglais était la matière principale obligatoire et j’avais choisi psychologie et civilisation maorie comme options facultatives. Une fois que j’eus déniché le bâtiment de ma section, je me dirigeai vers un tableau d’affichage que quelques étudiants examinaient 21 attentivement. Je feignais de le regarder avec intérêt. Je ne voulais pas qu’on remarque que je ne maîtrisais pas la situation. Je déteste ça… ne pas avoir l’air sûre de moi. Ce qui était le cas en ce moment. J’étais angoissée, seule, et je ne savais absolument pas quoi faire du tout. Cependant, j’avais l’impression de bien cacher mon jeu. J’avais tout à fait l’air d’une étudiante informée et confiante. Je vérifiai tout de même que j’étais devant le bon numéro de salle et attendis, réfléchissant au fait qu’il ne fallait pas que j’oublie de parler anglais. Il m’était arrivé plus d’une fois de répondre dans ma langue maternelle depuis mon arrivée. L’habitude n’allait pas se perdre si facilement. Heureusement pour moi, l’anglais n’était pas un problème. J’allais intégrer ma nouvelle classe. Le semestre venait tout juste de commencer, mais j’étais malgré tout une nouvelle tête, une nouvelle attraction pour les curieux qui n’avaient rien d’autre à faire qu’inspecter les nouveaux venus. Enfin, je priais pour passer inaperçue... Le temps qui s’écoulait semblait interminable. J’entendais des chuchotements et surprenais quelques regards inquisiteurs. Après quelques minutes, je laissai mon esprit vagabonder, repensant à la nuit dernière. C’est alors que la sensation d’un contact furtif me figea. Une odeur enivrante s’en détachait. Un frisson me parcouru l’échine et la violence de cette manifestation fut semblable à un coup reçu dans le thorax, me coupant la respiration l’espace d’une fraction de seconde. Ce sentiment fut plus fort et plus intense qu’aucun auparavant. Comme si l’esprit que je sentais n’était pas à mes côtés, mais en moi. J’essayai de me ressaisir, ne désirant pas attirer encore plus les regards dans ma direction. Je m’éloignai du groupe et, la main contre ma poitrine, je pouvais sentir les battements de mon cœur, encore sous le choc. _ Vous n’allez tout de même pas me suivre ici aussi ! Ou est-ce ma mère qui vous envoie vérifier que je suis bien arrivée, chuchotai-je, irritée. Je trouvais l’absurdité du moment risible. J’essayais de gérer plusieurs émotions à la fois ce qui m’embrouillait quelque peu l’esprit. _ Partez ! J’ai assez à faire ici pour que vous veniez me stresser encore plus. Partez ! La sensation s’amplifia et l’odeur entêtante redoubla d’intensité. Je me sentais défaillir et fermai les yeux, luttant pour que mes jambes ne flanchent pas. _ Arrêtez ! Ajoutai-je, le son de ma voix étouffé dans un murmure. _ Est-ce que ça va ? J’étais stupéfaite. J’avais des hallucinations ! Voilà que je pouvais entendre les esprits et qu’ils me répondaient ! _ Tu te sens bien ? Cette fois j’en restai coite. J’entendis plus distinctement d’où provenait cette voix si douce au timbre velouté. Je me retournai d’un bloc, considérant le jeune homme éblouissant qui se trouvait à mes côtés, l’air préoccupé. Il portait un tee-shirt bleu nuit. Son bras était légèrement tendu vers moi, dans l’attente d’un probable malaise. J’essayais de me détendre, mais sa présence empêchait toute cohérence entre mes actes et ma volonté. _ Je peux faire quelque chose? Persista-t-il. J’adore le bleu nuit… Il arborait une moue irrésistible sur un air candide qui me fit chavirer. Silencieuse, je scrutais les traits de son visage fascinant. _ Je vais rester un peu, au cas où… lâcha-t-il, s’adossant contre le mur. Je devais passer pour la plus stupide des étudiantes de la faculté toute entière. Je n’étais pas parvenue à me ressaisir. Je croyais m’être adressée à un esprit, et cet ‘esprit’ s’était avéré être un garçon d’une beauté incroyable à l’allure gracile, grand, les cheveux clairs milongs en bataille et surtout, réel. (Qui portait du bleu nuit ! J’ai toujours, toujours aimé cette couleur sur un garçon.) Non, je devais être en pleine hallucination. Ce genre de personne n’était réservé qu’aux inventions littéraires, il ne pouvait sortir que de l’imaginaire. Me fixant de ses yeux vert d’eau, l’intensité de son regard me troubla encore plus. Etait-il un étudiant ou un dieu ? Trop réel pour être une divinité, mais trop beau pour n’être qu’un humain. _ Moi c’est Gavriel. Si tu as besoin d’aide, ce dont je suis persuadé vu ton état, n’hésite surtout pas. Gavriel… Il marqua une pause avant de se détourner. Je n’avais toujours pas bronché. Il devait me trouver terriblement impolie, ayant sans doute traduit mon attitude pour de l’indifférence. Je ne pouvais pas ignorer la première personne qui était venue vers moi ! Je ne pouvais pas ignorer ce dieu vivant ! Le voyant s’éloigner, je répondis instinctivement dans l’espoir qu’il s’attarde un peu plus près de moi. _ Cé… Célianne. J’avais à peine articulé mon nom, essayant de me persuader que je ne rêvais pas, que ce garçon était fait de chair et d’os. Ma réponse eut l’effet escompté. Il pivota et revint sur ses pas. _ Enchanté « Cé… Célianne », dit-il en souriant. Tu parlais toute seule et, sans vouloir t’offenser, tu n’as vraiment pas l’air bien. Si c’est ta rentrée qui te perturbe, tu n’as pas à t’en faire. Ils ne sont pas méchants, dit-il, esquissant un geste en direction du groupe d’étudiants qui me dévisageait. Ils ne mordent pas. Ils sont simplement curieux. Je suis passé par là moi aussi. _ Ma rentrée ? Balbutiai-je, confuse. _ Si je ne m’abuse, tu es nouvelle, n’est-ce pas ? Devant mon mutisme récalcitrant, il se ravisa, visiblement mal à l’aise. _ Il semblerait que je me sois fourvoyé. Je levai un sourcil. Quel étudiant pouvait employer ce genre de mot à notre époque?! _ Oh euh, à l’évidence, cette rentrée n’est pas la cause de... Si je peux faire quelque chose… Tu sembles proche de l’évanouissement, ajouta-t-il, l’air soucieux. Quelle tête je devais faire ! Je notai que son anglais était légèrement différent de celui que j’avais l’habitude d’entendre depuis mon arrivée. Il ne devait pas être originaire de Nouvelle-Zélande. Malgré la vitesse à laquelle il parlait, je le comprenais parfaitement, comme s’il utilisait une langue à part que moi seule pouvais décrypter. J’étais subjuguée par sa beauté. Je n’avais jamais rien vu de tel. Son nez droit et fin était une perfection, son visage était subjuguant et ses gestes souples semblaient flotter au moindre de ses mouvements. Je secouai la tête, tentant vainement de me remettre les idées en place. 24 Etait-ce l’abus de stress qui me mettait dans cet état ? L’excès de caféine ? _ Je ralentis ma consommation de Coca, c’est juré. Et je me coucherai plus tôt, pourquoi pas me mettre au yoga… marmonnai-je. _ Pardon ? Le jeune homme (ou le demi-dieu) me fixait, ne comprenant pas un traître mot de ce que je venais de prononcer. Le front plissé, on aurait dit qu’il essayait de lire mes pensées à travers mon regard. Les rides qui s’y étaient formées détonnèrent sur son visage angélique ; pardon, divin. Je balayai mes paroles absurdes d’un geste brouillon. Il me décocha un sourire des plus craquants. Ses yeux rayonnaient d’une intensité fabuleuse. Je réussis alors à me décrisper imperceptiblement après quelques secondes, le temps d’encaisser le choc de cette apparition inattendue. _ On dirait bien que c’est en train de passer. Tu reprends des couleurs. Bien moins effrayant, se risqua-t-il à plaisanter. Je n’eus d’autre réponse qu’un « merci » vaseux que je regrettai à peine prononcé. Pourquoi fallait-il que je me sente encore et toujours aussi ridicule ? La porte de la salle s’ouvrit à la volée, libérant des étudiants engourdis. Je ne sais pas si c’était dû à l’ennui du cours, ou bien la chaleur qui semblait plus intense que celle qui régnait dans le couloir, vu les émanations qui s’échappaient de l’entrée béante. L’effet de masse comprimée dans cet endroit restreint devait produire une chaleur étouffante et l’idée de pénétrer dans cette étuve aggrava ma sensation nauséeuse. _ Prête pour la fournaise ? Tu ne voudrais pas prendre l’air avant ? Je déglutis avec peine et mentis le plus admirablement possible. _ Non, je crois que ça ira. C’est passé, je me sens mieux, merci. Je ne voulais pas que ce dieu, euh, ce garçon, pardon, ne voit en moi qu’une pauvre fille paumée et malade de surcroit. (Ce que j’étais réellement.) Il me fallait remédier à cette situation. Je ne voulais pas vivre une seconde rentrée cauchemardesque. _ En tous cas, merci Gabriel je trouve que... _ Gavriel. _ Euh… oui… Gabriel…, hésitai-je à présent. 25 Il secoua la tête, l’air embarrassé. J’aurais voulu que le temps s’arrête ou qu’il revienne en arrière. Etais-je sourde ? Stupide ? Qu’est-ce qui clochait chez moi ? Quel était mon problème ? Etait-ce si difficile de passer pour quelqu’un de censé au premier abord ? Visiblement il m’était impossible d’agir normalement. Plus j’essayais de m’en sortir sans trop de dégâts, plus j’aggravais mon cas. Devinant apparemment mes conflits intérieurs, le jeune homme reprit d’une voix encore plus douce et rassurante qu’auparavant : _ Gavriel, prononça-t-il en insistant sur le v. Tu n’es pas la première ne t’en fais pas. J’inspirai une longue bouffée d’air et coupai ma respiration tout à coup, repensant à l’effluve qui nous avait envahis quelques secondes plus tôt. Je n’osai plus parler. J’avais épuisé mon stock d’absurdités pour la journée. Ma mère avait eu raison, une fois de plus. Les étudiants commencèrent à s’engouffrer dans la salle. Gavriel hissa son sac sur son épaule, loin au-dessus de ma tête, et s’y dirigea. Remarquant que je ne le suivais pas, il haussa les sourcils. _ Tu ne viens pas ? _ Je… je crois que je vais finalement prendre l’air. Je m’y prends un peu tard je sais. Navrée que tu aies assisté à l’une de mes facettes les plus déconcertantes. Je n’osais imaginer ce qu’il pouvait penser de moi. Avec un peu de chance, il serait indulgent et ne focaliserait pas sur mon attitude, conscient de mon triste état. Ou bien, (et ce serait l’idéal), il souffrirait d’amnésie partielle et oublierait tout dès le lendemain. Un si beau dieu, garçon, (désolée), qui s’intéressait un tant soit peu à moi ou plutôt, qui veillait à ce que je ne m’écroule pas, me ridiculisant à jamais, se devait d’avoir une bonne opinion de moi. Je lui adressai un sourire timide et baissai les yeux, honteuse du déroulement de cette rencontre qui aurait pu se passer différemment, plus à mon avantage. Déstabilisée devant son regard avenant, je me précipitai vers la sortie. Il me fallait sortir d’ici. Une fois dehors, je m’arc boutai, prenant appui sur mes genoux, le cœur au bord des lèvres, essayant de reprendre une respiration régulière. Je ne comprenais pas ce qui m’était arrivé. Je n’avais 26 jamais ressenti pareille sensation, pareils maux. C’était comme si mon corps n’avait pu contenir autant d’émotions étranges et nouvelles. J’allais aux toilettes me mouiller le visage et en profitai pour m’acheter une bouteille d’eau au distributeur. Remontant les marches quatre à quatre, j’espérais arriver avant que la porte ne se referme. Une fois close, n’importe qui pouvait continuer à entrer. Pas moi. Pas depuis cette fameuse rentrée. Je trottinais et me heurtai à un étudiant certainement aussi pressé que moi au bout du couloir. Je l’éclaboussai partiellement et n’eus pas le temps de me confondre en excuses car il se mit à rire nerveusement. Je constatai que je n’étais pas la seule à avoir mal commencé la journée. _ Ce n’est rien. Au contraire, c’est tout à fait normal. Je me demandais d’ailleurs pourquoi ça ne m’était pas encore arrivé. Non, ne t’excuse surtout pas. Je t’ai vu tout à l’heure, ton cas n’est pas mieux que le mien. Je restai muette devant mon double masculin, ne trouvant rien à dire de conventionnel. Je me retournai et suivis des yeux ma bouteille d’eau qui finissait sa course en bas des marches. Je courus la récupérer et m’aperçus que le garçon avait disparu. Arrivée devant la porte miraculeusement encore ouverte, j’inspirai profondément et pénétrai dans l’arène. L’agitation qui y régnait me permit de passer inaperçue. Choisissant la rangée la plus proche de moi et de la sortie, je tournai la tête à droite et vis une fille qui paraissait tellement hostile que je ne pus m’empêcher d’écarquiller les yeux de surprise. J’optai alors pour le côté opposé et croisai le regard du garçon que j’avais aspergé d’eau une minute plus tôt. Il me souriait amicalement, désignant la place libre à ses côtés. J’étais ravie de me trouver en sa compagnie. Il m’avait semblé vraiment sympathique ; paumé aussi. Un peu comme moi. Je posai mes affaires sur ma tablette, et distinguai Gavriel en contrebas, entouré d’une foule d’admirateurs, majoritairement féminines. Il avait l’air mal à l’aise, mais l’atmosphère qui semblait régner autour de lui me procura un semblant de sérénité. 27 Je m’excusai pour l’arrosage auprès de mon voisin, un garçon charmant au visage accueillant. Ses cheveux courts et bruns étaient coiffés en de fines boucles indisciplinées. Il avait vraiment l’air gentil, et j’en eus confirmation après de brefs échanges. _ Alors, tu es nouvelle ici ? J’étais avec le groupe que tu tentais de fuir, ajouta-t-il devant mon regard interrogateur. Tu te sens mieux au fait ? On pensait vraiment que tu allais t’évanouir jusqu’à ce que Gavriel intervienne. J’opinai, penaude. _ Tu viens d’où, Auckland ? Wellington ? Amérique ? Australie ? _ De France. Je viens… de France. Beaucoup, beaucoup plus loin. _ Tu plaisantes ? S’exclama-t-il en français. _ Ne me dis pas que… _ Si ! Je m’appelle Finnigan Pritchard. Finn. J’ai vécu en France quelques temps moi aussi. _ Tu es français ? Demandai-je, incapable de cacher mon enthousiasme. _ Du côté de ma mère. Mon père est Néo-Zélandais. J’ai vécu six ans à Grenoble avant de venir m’installer ici. C’est fou ce que le monde est petit, dit-il après un instant. _ Incroyable ! La seule personne que je rencontre aussi maladroite que moi s’avère être à moitié Française. Bonjour la réputation. C’est sans doute étrange, mais je ressentis du soulagement en le voyant. Il me donnait l’impression que je n’étais pas unique en mon genre. Et le fait de pouvoir parler ma langue maternelle avec quelqu’un d’ici me procurait un sentiment de bien-être. Je me sentais moins seule. _ Eh bien, enchantée, Finn. Moi c’est Célianne, Célianne Delacroix. _ Enchanté, Célianne. Nous échangeâmes quelques anecdotes et je levai le menton vers le professeur, installé derrière son bureau sur une estrade en bas de la salle. Je m’aperçus qu’il lisait un passage du livre ouvert, posé face à lui et réalisai alors que nous avions dû parler pendant de longues minutes, trop occupés par notre rencontre pour prêter attention au début du cours. _ Le livre ? 28 _ Oui, attends, dit Finnigan en se penchant pour sortir un livre de son sac à dos. C’est celui-là. _ Je n’ai pas pris la liste des manuels, il faudra que je passe au secrétariat. _ Pas de soucis, ils sont cools ici. Je t’y accompagnerais si tu veux. Je sentais que ce garçon était le genre de « fou » qui pouvait m’approcher, comme disait mon frère. Nous allions être amis, c’était certain. Je souris, soulagée de voir que ma journée s’améliorait peu à peu. _ Tu as pris quoi comme cours ? Ce serait bien d’en avoir d’autres en commun. _ Seulement anglais, psychologie et civilisation maorie, répondis-je. Je suis un programme adapté. _ Bah on sera déjà ensemble dans deux cours. Je suis en civi maorie aussi, me dit-il, l’air assez content. Pour le reste, j’ai choisi les sciences environnementales, la microbiologie et d’autres matières assez ‘space’. _ Hé bien si elles sont aussi compliquées que leurs noms… _ Oui et non. Mon père est pêcheur ; il ne comprendrait pas si je prenais philosophie ou lettres modernes. Tu vois ce que je veux dire, il est un peu… old school. _ Je vois, dis-je, accompagnant mes paroles d’un geste franc du menton. A cet instant, je sentis un regard insistant et je tournai la tête, comme captivée. Nos yeux se croisèrent. Le dieu se tenait de trois quart, le visage levé dans ma direction, semblant me demander comment j’allais. Je lui fis signe que je me sentais mieux et le remerciai, le gratifiant d’un sourire béat. Il plissa les yeux et inclina la tête sur le côté. Irrésistible. Je remerciai le seigneur de ne pas être à côté de Gavriel à cet instant. Je me serais certainement évanouie. Je m’efforçais de soutenir son regard, mais mon voisin détourna mon attention. Quand je regardai à nouveau en direction de Gavriel, il me tournait déjà le dos. Nous suivîmes plus attentivement le cours d’anglais −quelques rappels de base qui allaient durer encore deux heures. Mon camarade et moi discutions de temps en temps. Je répondais à ses questions, lui 29 aux miennes, me réjouissant de notre amitié naissante. Au bout d’une heure, c’était comme si nous nous étions toujours connus. Notre attitude naturelle l’un envers l’autre était sidérante. Finn avait dû remarquer que je regardais en direction de la plus belle des apparitions oniriques, assise quelques sièges plus bas, car il me jaugea d’un air entendu. _ Je vois qu’il te fascine, toi aussi. Un vrai sorcier ce mec. Il secoua la tête et soupira, las. _ Il ? Fascine ? Questionnai-je, feignant la surprise. _ C’est ça, fais mine de ne pas comprendre. En attendant, je vois bien que tu ne peux pas t’empêcher de le reluquer. D’ailleurs, ça en deviendrait presque impoli, méfie-toi. Enfin, si ça peut te rassurer, elles le font toutes. Même moi je serais presque tenté de le faire, et ça que je ne suis pas gay, précisa-t-il à voix basse. Je balbutiai, ne sachant quoi répondre. Alors j’étais si ordinaire que ça ? Je regrettai que Gavriel n’ait vu en moi qu’une fille semblable à ses congénères. D’un autre côté, qui pouvait être insensible à son charme ? Il paraissait si différent des autres, sa beauté était sans égal. On ne pouvait même pas le comparer aux mannequins sortis tout droit des magazines de mode, car il dégageait un quelque chose d’étrangement pur. Aucune méchanceté, aucun sentiment négatif, rien de mauvais n’émanait de lui. Son visage à lui seul attestait d’une infinie bonté. Donc, j’étais une fille quelconque, incapable de dissimuler sa fascination envers Gavriel. Finn lui-même l’avait remarqué. Je tentai néanmoins de lui donner tort en mentant royalement. _ C’est sûr, je ne vais pas mentir en disant qu’il n’est pas attirant, mais ce n’est pas mon genre. Trop… grand… Ma réponse se fit plus longue que prévue. Je ne pensais pas que j’aurais tant de mal à lui trouver des défauts, du moins, pour ce que j’avais vu de lui. _ Grand ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Ricana Finn. Il n’est même pas si grand que ça. Allez, tu peux trouver mieux. Tu as lancé ça comme ça, je le sais. Prise de cours, j’agitai les mains, me dépêchant de trouver d’autres arguments. 30 _ Non, bien sûr que non voyons… il est… beaucoup… beaucoup trop… grand… pour moi. _ Oui, grand. J’ai compris. _ Et… il… je suis certaine qu’il joue de son physique, qu’il use de ses charmes. Il doit être imbu de sa personne. Peut-être même qu’il jette ses conquêtes comme de vulgaires vieilles chaussettes après les avoir eues. C’est ça, il doit faire souffrir ses admiratrices. Et je pense qu’il… _ Célianne ! Ça va, n’en dis pas plus. Mon nouvel ami ne s’y était pas laissé prendre. Je m’étais emballée, imaginant tout et n’importe quoi. Gavriel devait avoir des défauts, bien que c’était difficile à imaginer, mais lesquels ? _ Au fait, tu… tu le connais ? Il était temps que je pose la question, songeai-je lamentablement, bien qu’il eût été plus judicieux de m’en préoccuper avant. _ Oui, un peu. Ça ne fait pas longtemps qu’il est là. Et, tu as faux sur toute la ligne. En plus d’être gâté physiquement, il est cool. Un peu bizarre, mais c’est parce qu’il est trop gentil. _ Comment ça ? M’enquis-je, essayant de ne pas trop trahir ma curiosité à son égard. _ J’sais pas… il pourrait se la péter, genre ‘Je suis un beau gars, je peux toutes les avoir’, mais pas du tout. Il a le succès d’un mec populaire sans en avoir la personnalité, tu vois ce que je veux dire ? _ Hm hm, méditai-je. _ Ou alors c’est sa technique, ajouta-t-il en haussant des épaules. Jouer le mec gentil sous tous rapports… Ce n’est pas impossible, mais ça m’étonnerait de lui. En tous cas, soit il est aveugle, soit il s’est jamais vu dans un miroir. Les filles en sont dingues… Je ne voulais pas que Finn me compare aux autres filles. Sous prétexte que j’ai toujours pensé que quelque chose me plaçait dans une catégorie à part, je n’aimais pas passer pour une personne quelconque, bien que je l’étais, sans doute. _ Finn, ce gars est beau. Il n’est pas non plus un dieu, n’exagérons rien, mentis-je. Mon admiration s’arrête là. C’est juste parce que… parce qu’il… _ Blablabla. 31 _ Arrête ! Je suis en train de te dire qu’il ne me fait pas autant d’effet qu’aux autres ! _ C’est ça, oui, je vais te croire. Je le fusillai du regard et il leva les mains en l’air. _ Je te crois. Inutile de te justifier. Finn mentait aussi bien que moi. Il me laissa cependant le bénéfice du doute. Je me pris la tête à deux mains, fermant les yeux. Il fallait que j’efface le souvenir de ma réaction grotesque à laquelle Gavriel avait assisté. Je soupirai. _ De toute façon, je ne peux pas revenir en arrière. Inutile de me morfondre, je suis trop nulle. _ Qu’est-ce que tu racontes ? Demanda Finn. _ Non, rien, j’ai encore réfléchi à voix haute. Si tu savais comme je me suis ridiculisée tout à l’heure quand il est venu me parler. Bref, passons. Ce qui est fait est fait. Je suis habituée… _ Habituée ? _ A passer pour une dingue. C’est ce que je fais de mieux apparemment. Le jour où je ferai une entrée en bonne et due forme, je t’assure que je le fêterai tous les ans. _ Tu dois te sous-estimer, ou bien tu es vraiment dingue et ce n’est pas qu’une impression que tu donnes ; seulement une image concrète de ta personnalité. Je lui lançai un regard peu amène. Il me souriait, moqueur. Quand la sonnerie retentit, tous les étudiants se bousculèrent vers la sortie. L’alerte au feu aurait été déclenchée que leur précipitation aurait été la même. Surprise devant cet empressement collectif, je décidai d’agir à l’inverse et pris mon temps pour rassembler mes feuilles. _ Je dois filer, je suis pressé. On se voit la prochaine fois ! lança Finnigan en trottinant vers la sortie, lui aussi. Je n’eus pas le temps de répondre, seulement d’amorcer un geste. Je soupirai, déçue d’avoir été abandonnée si rapidement. Un parfum délicat aux accents ambrés vint me distraire. Un léger frisson me parcourut et instinctivement, je tournai la tête, comme si je pouvais localiser d’où provenait cette étrange vibration. Haussant les épaules, 32 j’attendais patiemment que la salle se vide. Inutile de se faire marcher dessus alors que j’avais tout mon temps. Dommage que Finn ait dû partir si vite, nous aurions pu discuter en chemin. _ Salut ! Je me figeai, tandis que j’apercevais Gavriel se diriger vers la porte aux battants grands ouverts. Il se détourna et me détailla, attentionné. _...lut ! Répondis-je, incrédule. Etait-ce mon imagination ou cette beauté suprême m’avait adressée le plus beau sourire qu’il m’avait été donné de voir ? Impossible. Incroyable. Je me demandais si j’étais encore sous l’effet de mon fameux ‘nonatterrissage’ d’il y a quelques semaines, entrainant une exagération exacerbée de toutes mes perceptions et émotions. Depuis le temps, ça ne pouvait pas être ça. Alors comment pouvait-il être aussi beau si je n’exagérais pas ? Comment pouvait-il me faire tant d’effets ? Me déstabiliser ainsi était injuste et frustrant. Je tentais de maîtriser la soudaine vague d’émotion qui m’avait submergée, ignorant au passage toutes mes divagations et le signe que Gavriel m’adressa avant de disparaitre. Chemin faisant, je me sermonnais sur ma perte de contrôle, comme si le pouvoir d’attraction qu’exerçait cet inconnu sur moi était défendu. Honte à moi d’être si faible ! La beauté peut être déstabilisante, mais en aucun cas elle ne peut avoir autant d’emprise sur quelqu’un, sur moi ! L’apparence est parfois, souvent même, trompeuse, me serinais-je. Il faudra que j’apprenne à me maîtriser à l’avenir ! C’était décidé, je ne me laisserai plus avoir. Je m’arrêtai devant l’arrêt de bus, regardant l’effervescence ambiante qui régnait aux abords de la faculté. Je me sentais bien, enchantée d’être ici. L’architecture du bâtiment était vraiment belle, contrairement à la fac triste, terne et tout à fait quelconque qui m’avait accueillie l’an dernier. Celle-ci était vraiment propre et paraissait bien plus récente. Le parvis recouvert de briques rouges était d’une netteté étonnante et le gazon tout autour égayait encore plus les lieux. L’ambiance générale, plutôt joviale, semblait communicative. Je me sentais en sécurité ici, il paraissait peu probable de voir surgir une bande de dégénérés, prêts à me bondir dessus, contrairement à ce que j’avais pu connaitre. Je regardai 33 l’heure sur l’écran digital de mon téléphone portable, et levant la tête, j’aperçus le bus arriver. Durant le trajet, je résumai ma rentrée. J’étais partagée. J’avais fait une rencontre extraordinaire et déstabilisante et je m’étais aussi liée d’amitié avec un garçon super sympa, alors que le premier contact aurait pu mal tourner. L’un dans l’autre, ce n’était pas trop mal, j’avais connu bien pire. J’avais cependant hâte d’être au lendemain matin, impatiente de retrouver mon nouvel ami et de découvrir ce que j’allais apprendre sur la civilisation maorie. Peut-être verrais-je Gavriel ? Pensai-je honteusement. Je réalisai que je n’avais rien écouté de mon propre sermon sur les ‘effets Gavriel’. 3 ∞ LE COQUILLAGE Trois jours plus tard, je sortis de cours accompagnée de Finnigan, quand Gavriel nous dépassa. J’en profitai pour le regarder s’éloigner. Malgré sa carrure, on aurait dit qu’il était léger comme une plume tant il se déplaçait gracieusement. Son allure aérienne me faisait penser à un elfe, d’une beauté et d’une agilité supérieure. Je n’osais pas lui parler, mais je profitais que Finn et lui discutent pour tenter de participer à la conversation et croiser son regard, aussi troublant qu’insondable. Après avoir raccompagné Finn jusqu’à son véhicule, je rentrai rejoindre mon frère, venu à la maison rapporter les dernières affaires que nous avions laissées chez lui. Il était prévu que nous passions l’après-midi à Akaroa, pour que je puisse enfin découvrir son quotidien. _ Magnifique ! M’exclamai-je, émerveillée. _ Tu devrais me le redire, je n’ai pas bien compris, dit mon frère en plaisantant. Akaroa est un village vraiment beau, et il était indéniable que mon frère s’y sentait bien. Après avoir passé tout un tas de diplômes dont le dernier en biologie, il est venu s’installer ici, où à ce que je voyais, il menait une vie tranquille. Une vie qui lui ressemblait, préférant vivre en retrait avec ceux qu’il aime, sans faire d’histoire, et exercer un métier qui l’intéresse en rapport avec la nature. Côté travail, il est attaché au département de l’environnement, de l’étude et de la protection de la nature. J’étais curieuse de voir en quoi cela consistait exactement 36 parce que je n’avais jamais trouvé ça très clair. Quoi qu’il en soit, je trouvais l’échantillonnage et les recensements intéressants. Enfin, je voulais tout de même le voir en situation. En dehors de l’écotourisme, il possède un surf shop où l’on peut aussi louer des équipements nautiques et embarcations. Akaroa se trouvant dans la péninsule de Banks, son magasin borde la French Bay. L’idéal. Les touristes venant au village ne repartent pas sans passer par la boutique s’équiper pour faire un tour en mer. En tant que grand amoureux de la nature et de ses éléments, il est aussi un passionné de sports de glisse et fait partie de la Surfrider foundation. Évidemment, le surf était une des raisons pour laquelle il avait choisi la Nouvelle-Zélande; réputée pour ses vagues propices à la pratique de ce sport et ses spots de rêve. _ Tu peux m’expliquer comment tu t’organises, parce que tu fais pas mal de choses, pas vrai ? Et… si on t’appelle pour un échantillonnage ou je ne sais quoi et que tu es à la boutique, je me demande vraiment comment tu fais… _ Attends, attends, ne t’emballe pas, reprit-il, sentant mon entrain se transformer en agitation soudaine. Mohana est avec moi la plupart du temps. Je lui laisse la boutique quand on a besoin de moi, y’a jamais de soucis. Tu vas être surprise quand tu vas le voir. C’est une montagne. Toi qui étais impressionnée par les All Blacks1. _ A ce point? _ A ce point. Tu sais, les maoris peuvent être impressionnants, mais Mo ne ferait pas de mal à une mouche. Je crois que je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi gentil. Il sait que tu es arrivée. Ce gros ours t’appréciera, ça ne fait aucun doute. Sandwichs préparés, nous nous rendîmes à la boutique en direction de Beach road. J’aperçus un drapeau aux couleurs de la France et pour satisfaire ma curiosité, mon frère me fit un bref historique de la ville, de sa colonisation Française et de sa fondation. 1 All Blacks: équipe de rugby de Nouvelle-Zélande. 37 Depuis l’arrivée des Français en 1840, Akaroa garde encore des traces de leur influence, d’où le nom de certaines rues et commerces. ‘Akaroa’ signifie ‘long port’ en maori. Information qui pourrait bien me servir en cours de civilisation… Je m’attardais devant chaque cottages tant je les trouvais beaux. Je me plaisais vraiment ici. Nous arrivâmes devant l’enseigne Kiwi’s station, Bienvenue. _ Mo? Appela mon frère en calant la porte d’entrée de la boutique. Je le regardai avec l’air ravi de celle qui avait eu raison de demander qui s’occupait de l’affaire, quand lui ne le pouvait pas. Des clients entrèrent et vinrent se placer devant le comptoir. Éric ôta sa casquette et me la lança avant de se diriger à leur rencontre. Je fus assez vive pour la rattraper, non sans faire tomber quelques gilets de sauvetages accrochés au-dessus de ma tête. Je le regardai en grimaçant et il secoua la tête, faisant signe que ce n’était pas grave. _ Bonjour messieurs, dames. Puis-je vous être utile ? Son ton professionnel me surprit. J’étouffai un rire quand une montagne se pencha pour passer la porte. Je dus m’en écarter et me dévisser la tête pour évaluer la taille de l’homme, qui à coup sûr était Mohana. Mon frère lui fit de gros yeux avant de gribouiller quelque chose sur un ticket qu’il tendit à la personne face à lui. _ Tena korua, lança le nouvel arrivant à l’assistance. J’en déduisis qu’il disait bonjour. J’inclinai donc la tête en guise de réponse, intimidée par sa carrure colossale. Il n’était pas effrayant, bien au contraire, le large sourire qu’il arborait réduisait à néant ses chances de paraître un tant soit peu malveillant. D’un autre côté, son visage jovial ne diminuait en rien la taille de ses muscles. Ses biceps devaient bien faire la taille de mes cuisses et, justement, sa cuisse en valait trois miennes. L’expression qu’il affichait me fit ricaner, ce qui, vu sa réaction était le but. _ La fameuse petite Lily ! Ça alors ! Si on m’avait dit que ce sacré Éric avait une sœur aussi jolie je ne l’aurais pas cru, quand on voit à quoi il ressemble... Je lui rendis son sourire complice, sentant le rose me monter aux joues. Après quelques minutes de présentation, l’humour du colosse me séduisit et je ne réprimais pas l’hilarité que provoquaient ses blagues tant sa bonne humeur et son enthousiasme étaient contagieux. 38 _ Dis donc l’asticot, tu ne m’avais pas dit que ta sœur était un vrai petit bijou ! _ Ne l’écoute pas Lily, ce mec est fou. _ Fou est un bien faible adjectif pour me définir, dit-il en m’adressant un clin d’œil. La chance que tu as Éric, est que je me sois marié avec Rose avant de rencontrer cette perle, railla-t-il. Par la suite, il précisa que deux pédalos venaient d’être loués, et qu’il avait donné un coup de main pour les mettre à l’eau. _ Quoi ? Tu pensais que j’avais déserté la baraque pour me taper une petite bière ? Et bien tu te trompes ! Lança-t-il à Éric avant de se tourner vers moi. Je ne sais pas si tu sais que ton frère est un acharné du travail, en tous cas, je suis plus son esclave que son ami. _ Déconne pas Mo, elle va finir par te croire. Lily… Éric me regardait, cherchant un peu de soutien et comprit à mon expression que je m’étais rangée du côté de l’opposant. _ C’est bon, j’ai compris. Une mutinerie… Mohana rit aux éclats avant de soulever mon frère dans une accolade, lui adressant au passage une tape amicale dans le dos qui parut lui décoller les poumons. Je les observais, attendrie par leur amitié. J’étais contente de voir que mon frère s’entendait si bien avec quelqu’un d’ici. Mohana déroula un tuyau d’arrosage après avoir promis de ne pas nous mouiller. Il rinça quelques gilets orange fluo, bleus et jaunes qu’il mit à sécher sur une tringle en métal. J’étais absorbée dans l’examen de son attitude, à la fois brutale et délicate. Cet homme était une contradiction vivante. Il devait mesurer dans les deux mètres, ses cheveux longs, bruns et ondulés, étaient noués en queue de cheval au niveau de sa nuque, aussi large que celle d’un taureau. Il était vêtu d’un débardeur blanc, taché par l’eau et le sable, et portait un short de bain noir censé lui arriver aux genoux, mais qui lui arrivait mi-cuisse vu sa taille hors norme. Il était pieds nus et un immense tatouage maori recouvrait sa jambe, du mollet au haut de sa cuisse. Un autre dépassait de son débardeur, de son torse à l’arrière de son épaule gauche. Captivant. Mes yeux s’attardèrent sur son ras de cou. Attaché à un cordon de cuir pendait une queue de baleine, sculptée dans de la pierre verte qui ressemblait fortement à du jade. Ce n’était pas la première fois que je 39 voyais ce genre de collier depuis mon arrivée. Cela devait être traditionnel. La taille de ses mains était impressionnante. Je plaignais celui qui aurait le privilège de prendre une gifle de ses palmes gigantesques. Je regrettais de ne pas avoir écouté ma mère qui m’avait conseillée de changer de tenue. Le jeans était presque insupportable par cette chaleur. Heureusement, j’avais mis un débardeur sous ma chemise, que j’avais ainsi pu enlever avant d’arriver chez Éric. J’aurais aussi apprécié les tongs, et à cette pensée, je me déchaussai aussi. Après tout, nous étions à la plage, non ? _ Donne-moi tes chaussures. Je les pose là derrière, ok ? Dit mon frère tandis qu’il entamait une cannette de Coca et m’en tendait une autre, avant de batailler pour ouvrir un carton contenant des affaires de plongée dans l’arrière-boutique. _ Au fait, tu ne m’as pas raconté pour ta rentrée. A part que tu es arrivée à l’heure, j’en sais pas plus. _ Oh, rien de très palpitant. J’ai encore raté mon effet de première impression. _ Je crois que tu devrais laisser tomber. Plus tu t’acharnes, moins tu y arrives. Depuis quel âge maintenant tu essaies de changer ça ? Onze, douze ans ? Va falloir admettre que ça fait partie de toi, plaisanta-t-il. Ma sœur et premières impressions… _ Le pire c’est que je ne veux pas donner une bonne impression, seulement renvoyer une image de ce que je suis. D’ailleurs on me le dit souvent ça. _ De quoi ? Questionna-t-il, occupé à coller des étiquettes indiquant le prix sur les nouveaux articles mis en vente. _ Eh bien, une fois qu’on me connait, on me dit que je ne corresponds pas à ce qu’on s’était imaginé de moi à première vue. Je t’assure que c’est lassant. Surtout que c’est systématique. Si tu m’avais vue ce matin, tu ne te serais certainement pas vanté d’être mon frère, crois-moi. _ A ce point ? Tu dois encore exagérer, ça n’a pas dû être si catastrophique que ça. _ Éric… m’entêtai-je, posant les coudes sur le comptoir. Il y avait tous ces étudiants qui m’observaient et ce garçon qui est arrivé pour 40 me parler, je n’ai rien pu faire, j’étais tétanisée, je n’arrivais pas à articuler un mot, UN mot Éric ! On aurait dit une abrutie, je t’assure. Il faut dire qu’il était si beau, il avait l’air si gentil, c’était irréel, faismoi confiance ; sur ce point, je n’exagère pas. Puis finalement je me suis décidée à parler, enfin… si on peut appeler ça parler. J’étais plus ridicule qu’autre chose, c’est dommage, j’aurais voulu qu’il me trouve intéressante, non, à la place, j’étais prête à lui vomir dessus et m’étaler sur le sol, enfin bref, il m’a souri… Son sourire était… puis, je suis sortie prendre l’air et j’ai trempé Finn qui ne m’a rien dit, le pauvre lui aussi est une catastrophe ambulante. Et on a fait connaissance, on est dans la même classe, et Gavriel aussi est avec moi en anglais. Il m’a dévisagé pendant le cours, j’en croyais pas mes yeux, tu crois que je pourrais lui plaire ? Le regard ébahi de mon frère et sa bouche entre-ouverte stoppèrent mon élan. Je m’aperçus que je venais de débiter un flot de paroles à une vitesse ahurissante. J’avais tout prononcé d’une seule traite avec frénésie. Mon frère ne pipait mot, visiblement médusé devant mon entrain et mon récit interminable. _ Je t’en prie, ferme la bouche et dis quelque chose, lui dis-je, agacée. On dirait que tu as vu un fantôme. Il défit l’emballage du sandwich que nous avions préparé chez lui et l’enfourna dans la bouche, s’empêchant ainsi de prononcer un mot. _ Tu te paies ma tête c’est ça ? Arrête, ce n’est pas drôle ! Pour une fois que je ne dis pas de bêtise, tu te comportes comme si j’avais dit l’énormité du siècle. Dis quelque chose ou je ne te raconterais plus rien. Cette fois, je frôlai l’impatience. _ Tu-as-failli-lui-vomir-dessus ? Reprit-il, incrédule, la bouche pleine, mais articulant chaque syllabe comme s’il s’adressait à une demeurée. _ Est-ce que ce simple détail est la seule chose que tu aies retenue ? _ Si vomir n’est qu’un détail… _ Ça l’est ! Aurais-tu oublié que ce n’est pas inhabituel chez moi dans ce genre de circonstances? _ C’est vrai. Et c’est qui ce gars ? Celui que tu as mouillé et qui a « un si beau sourire », questionna-t-il, prononçant les derniers mots en m’imitant à la perfection. 41 _ Mais… celui que j’ai mouillé n’est pas celui qui a ce magnifique sourire ! Enfin, il a un beau sourire aussi, mais ce ne sont pas les mêmes ! Est-ce que tu me suis au moins quand je te parle ? L’air absent, il classait les articles dans le rayon destiné à la plongée. Il fronça les sourcils, et sembla prendre conscience de la dernière question qu’il avait posée sans vraiment y prêter attention. Il posa son étiqueteuse et reprit, cette fois plus intéressé. _ Attends, tu peux m’expliquer comment et pourquoi ce type s’est retrouvé mouillé à cause de toi, le jour de ta rentrée à la fac ? Ça me dépasse. Avant que je puisse répondre, la voix de Mohana s’éleva, résonnant comme si nous étions dans une grotte et me fit sursauter. _ Hey l’asticot, qu’est-ce que je fais de ça ? Demanda-t-il, une paire de vieilles tennis trempées à la main. Je les ai trouvées dans un canoë. Ça va faire trois jours qu’elles traînent ici. _ On a qu’à les mettre derrière, on verra si quelqu’un les réclame. Mo, tu veux boire quelque chose ? _ Non, ça va, répondit-il. _ L’asticot ? Repris-je, regardant mon frère d’un air interrogateur. _ Lui c’est un tank, moi un asticot. Ce sont les images respectives qu’on a eu l’un envers l’autre, le jour où on s’est rencontré. Depuis, c’est resté. _ Hey ptit bijoux, viens voir par-là ma belle, que je te montre ce que je t’ai ramené, lança Mohana depuis le hangar où étaient rangés les embarcations et l’atelier de réparation de planches de surf. _ Tu vois, ça va être pareil pour toi, dit mon frère. Je suis son asticot, et désormais, tu es son « ptit bijoux ». _ Ça me va, déclarai-je, satisfaite. Il aurait pu trouver bien pire ! Lançai-je en allant retrouver Mohana. Je m’éloignai de la boutique et m’approchai du bord de l’eau, admirant le grand coquillage que Mohana venait de m’offrir. Il l’avait trouvé ce matin en allant à la pêche. Je doutais qu’il puisse réaliser à quel point ce présent comptait pour moi. Il était 42 magnifique. J’adorais les coquillages. Il ne m’était jamais arrivé d’aller à la plage sans en repartir les mains vides, mais ils n’étaient pas comparables à la taille et à la beauté de celui-là. Mon premier présent, la première chose qui m’appartenait depuis mon arrivée en Nouvelle-Zélande. Je tournai la tête et adressai un signe de la main à mon nouvel ami, qui sortait du matériel pour une nouvelle sortie en mer. J’avais en main un Paua. Un grand coquillage que l’on pêche dans l’océan Pacifique. L’intérieur est magnifique, avec ses reflets bleus extraordinaires. Les Maoris mangent sa chair et conservent les coquilles pour fabriquer des bijoux, ou l’utilisent sur des sculptures en bois pour représenter les yeux. J’avais l’impression de détenir un objet précieux. Je le serrai contre ma poitrine et avançai encore, enfonçant mes pieds dans le sable que l’eau recouvrait au gré des vagues, avec un plaisir non dissimulé. J’attendais que la horde de touristes qui venait de s’engouffrer dans le magasin, décidée à faire quelques achats, et apparemment profiter d’une balade en canoë, libère mon frère. Vu le nombre de personnes, j’avais quelques longues minutes devant moi. J’en profitai pour nouer mes cheveux, retrousser mon pantalon et pénétrer dans l’eau tiède. J’arrêtai ma progression une fois l’eau arrivée au niveau des genoux, plongeai le coquillage et en appréciai les reflets. On aurait dit un diamant, avec les rayons du soleil qui filtraient à travers l’eau. Je m’amusais à l’incliner et jouais avec ses miroitements presque aveuglants. J’étais perdue dans sa contemplation, détendue, appartenant à un autre monde. Soudain, le reflet du coquillage changea de couleur pour prendre une teinte vert d’eau translucide, rappelant celle des yeux de cet étudiant si fascinant. Je repensai à Gavriel, méditant sur mes émotions. En dépit de la soudaine admiration que j’avais éprouvée face à cet être physiquement parfait, je n’arrivais pas à expliquer cet autre sentiment si étrange qui m’avait envahie. On aurait dit que sans qu’il ne prononce un mot, j’avais entendu tout ce que je voulais entendre. Sans qu’il ne bouge, j’avais ressenti la chaleur d’une étreinte affectueuse. Sans qu’il ne me dévoile quoi que ce soit, j’avais l’impression de détenir un secret à peine dévoilé. Et finalement, bien qu’il n’éprouve aucun sentiment à mon égard, c’était comme si 43 j’avais été couvée d’un amour sincère et puissant. Tout cela au moindre geste qu’il esquissait, au moindre regard qu’il posait sur moi. C’était si déstabilisant… Le temps passait et la boutique ne désemplissait pas. A croire qu’ils s’étaient tous passé le mot afin que je ne puisse pas profiter de mon frère. _ Attends ! Je vais t’aider, lançai-je à Mohana tandis qu’il tirait une pirogue vers le sable. Laisse-moi rincer les gilets, ça m’occupera un peu. _ Je ne sais pas ce que vous aviez prévu ton frère et toi, mais à mon avis, ça risque de tomber à l’eau. _ Ce qui est le cas de le dire, ricanai-je. Il y a toujours autant de monde ? _ Disons que pour aujourd’hui, la météo annonçait du mauvais temps, on s’est laissé déborder. On ne s’attendait pas à une telle affluence. Prenez le numéro neuf ! Le numéro neuf, oui ! lança-t-il à un couple qui avait attendu leur tour pour aller naviguer. _ Je vais vous laisser. Je ne voudrais pas gêner. _ Tu ne nous déranges pas ptit bijoux, au contraire. Une charmante compagnie comme la tienne, ça ne se refuse pas. _ C’est gentil. Je vais voir Éric. Me faufilant tant bien que mal dans la foule de clients concentrée dans le petit espace qu’offrait l’entrée, j’atteignis le comptoir en sueur. _ Je suis désolé Lily. Ça n’arrête pas, c’est de la folie. C’est parti pour être une excellente journée, dit Éric, jonglant entre l’encaissement, la location, les appels et la vente. _ Tu ne voudrais pas que je te donne un petit coup de main ? Je pourrais me rendre utile. J’arrêtai de parler, le temps qu’un client paie ses articles : de la crème solaire, des brassards et un maillot de bain pour enfant. _ Lily… je suis vraiment désolé, tu devrais… Attends, passe derrière, ça libèrera une place. _ Ne te préoccupe pas de moi, je vois bien qu’il y a trop de monde. Ça marche bien dis donc, continuai-je, enthousiaste. Un nouveau client entra et questionna mon frère. 44 _ Non, mon vieux, c’est flat aujourd’hui. Faut aller sur la côte ouest, si tu veux des vagues. Mon frère et son langage surf… Il renseignait simplement un Californien venu ‘chasser de la vague’. Après lui avoir vendu deux pavés de wax et un lycra, il se retourna vers moi l’air désolé. _ Tu ne m’en voudras pas, hein ? _ De quoi ?! Tu ne crois tout de même pas que je vais faire un flan pour ça ? Ce n’est pas comme si je quittais le pays demain, on aura le temps plus tard. _ C’est vrai, je suis con. Mais on avait prévu de… _ Hé ! Tu devrais plutôt te réjouir du chiffre d’affaire. C’est hallucinant ! Finalement, je comprends mieux comment monsieur s’est acheté une jolie petite maison. Les affaires tournent ! Bon, tu sais quoi, puisque tu n’es pas décidé à m’embaucher pour le reste de la journée, je vais y aller. Je ne pense pas que l’affluence va s’arrêter, et je ne te le souhaite pas. _ Quoi ? Tu ne restes pas là ce soir ? Tu sais que tu as une chambre ! Allez, reste. _ Ce serait volontiers si je ne devais pas aller à la fac demain matin. Je pourrai rester une prochaine fois, en fin de semaine par exemple. Les cours n’auront lieu que l’après-midi. _ Pourquoi pas… c’est une bonne idée, dit-il, sachant qu’il était inutile d’insister. _ Euh… Éric et moi nous regardâmes. Nous venions de penser à la même chose. Comment allais-je rentrer ? _ J’ai une idée, mais elle ne va pas te plaire. Son air moqueur me mit sur la piste instantanément. _ Je crois qu’elle ne me plait pas, en effet, confirmai-je. Je devinai qu’il pensait justement que sa vieille voiture avait besoin de rouler un peu. _ Oh si ! _ Oh non ! Je t’en supplie, pas ce tas de ferraille. Je vais prendre le bus, ce n’est pas grave. _ Ne dis pas de bêtises. Tu vas prendre ma voiture et tu m’en remercieras plus tard. Elle roule encore très bien. 45 _ Alors explique-moi pourquoi tu sembles te moquer de moi rien qu’à l’idée que je la conduise, si elle roule si bien ? Nous savions tous deux que sa voiture était une antiquité. Une antiquité qui n’avait pas roulé depuis très, très très longtemps. Je me résignai, sous son expression narquoise. _ Je me vengerai, Éric, le menaçai-je, ne plaisantant qu’à moitié. En route vers Christchurch, je me trouvais au volant de la plus vieille voiture du monde. La Talbot Horizon que mon frère avait eu la chance de dénicher gratuitement à son arrivée. Un centenaire qui s’en était séparé, à tous les coups... Le moteur toussotait, et le levier de vitesse semblait ne pas vouloir coopérer. Je ne pris pas la peine de vérifier la présence d’un auto radio, quand bien même il y en aurait eu un, la possibilité qu’il fonctionne encore était quasiment nulle. Je tapotais le volant, feignant la décontraction, alors que je grimaçai de honte chaque fois qu’une voiture me croisait. Je pris tout de même mes précautions en rabattant le pare-soleil, qui n’était fixé que sur un côté et pendait à moitié, me dissimulant largement le visage. Parfait ! La mousse du siège était tellement usée que j’avais l’impression d’être assise sur une plaque de fer. Je ne pus m’empêcher de rire. J’aurais bien aimé me voir depuis l’extérieur ! Je comprenais pourquoi mon frère en avait ri d’avance. Je n’allais quand même pas la blâmer davantage, car vieille carcasse ou pas, elle roulait. Je ne dépassais pas les quarante kilomètres heure et je n’avais pas l’intention de la pousser pour qu’elle atteigne sa limite, bien qu’elle devait en être très proche. Je craignais qu’elle ne s’essouffle et me lâche en plein milieu de nulle part. Maman sera folle de rage quand elle apprendra que son fils a laissé monter sa petite sœur dans cet engin de mort ! Des automobilistes me doublaient, agacés. Je haussai les épaules, leur montrant mon impuissance. Je ne les obligeais tout de même pas à rester agglutinés derrière moi ! 46 Je ne prenais pas le risque d’admirer la vue, même si la route s’étendait sur plusieurs kilomètres en une grande ligne droite. Je testais le clignotant, les essuie-glaces, −qui étaient réduits à deux tiges de fer, rayant le pare-brise− et ne pus résister à la tentation de faire fonctionner le klaxon qui me déclencha un fou-rire. On aurait dit qu’un canard enroué s’était fait avaler par le moteur. Tout était à changer. A commencer par ce klaxon, pensai-je en riant. Je voulus baisser la vitre qui, apparemment, était plus récalcitrante que son compère le levier de vitesse. J’insistai, donnant au passage un coup d’épaule contre la portière. Je l’aurais fait céder coûte que coûte. Une fois cette dernière vaincue, je me délectai de l’air qui caressait mon visage et emmêlait mes cheveux. _ Allez, tu peux le faire ma vieille. On va y arriver, tu es une battante ! Tous les moyens étaient bons pour tenter d’amadouer la voiture, ou du moins, ce qu’il en restait. Même si cela devait passer par des compliments et caresses sur le tableau de bord. A présent sur Halswell Road, alors que je me réjouissais d’arriver dans quelques minutes, mon bonheur se fana, se transformant en panique soudaine. _ Dites-moi que je rêve, ce n’est pas vrai ! Toi, je t’interdis de me lâcher maintenant, ordonnai-je à la voiture. Dépitée, je priai pour que la personne que j’apercevais ne fût pas celle à laquelle je pensais. _ Pitié, pitié, ce n’est pas lui. Pas là, pas maintenant, pas dans CETTE voiture, non ! J’envisageai plusieurs possibilités. Soit je passais comme si de rien n’était, au risque qu’il me reconnaisse et me prenne définitivement pour une aliénée, −car il aurait été impossible que je ne le voie ni ne le reconnaisse à l’allure à laquelle je roulais−, soit je me couchais sur le siège passager, et provoquerais immanquablement un accident, ce qui l’amènerait à découvrir mon identité. Ou alors, je m’arrêtais ; forcée de le reconnaitre et d’être reconnue, et lui demanderais poliment ce qu’il faisait ici. Je passerais pour une fille bien élevée et surtout, je me ridiculiserais encore plus en me montrant au volant de cette formule 1 flambant neuve. 47 Je tapai mon front contre le volant, refusant de croire ce qui allait m’arriver. Quand on avait mentionné l’idée d’emprunter cette voiture, je m’étais juré que personne ne me verrait dedans. Maintenant, j’aurais voulu que tout le monde me voie. Tout le monde, à l’exception de cette personne. _ Pourquoi ça tombe toujours sur moi… J’étais désespérée à la vue de mon reflet dans le rétroviseur. J’avais les cheveux emmêlés et courrai droit vers l’humiliation. Je ralentis, et après avoir relevé le pare-soleil, j’inclinai à peine la tête pour m’adresser au responsable de ce cauchemar, espérant que le montant de la portière me dissimulerait un minimum. _ Salut ! lançai-je, honteuse. Je pensai soudainement que si la voiture calait, j’abandonnerais le tout, le garçon et l’engin préhistorique ensemble, et m’enfuirais à toute jambe, quittant le pays au prochain vol ! _ Oh, salut ! répondit Gavriel, étrangement ravi, le bras appuyé sur le montant de la portière. Je pinçai les lèvres, m’efforçant de ne pas laisser échapper les cris que je rêvais de pousser. _ Qu’est-ce qui t’emmène par ici ? demanda-t-il, semblant faire abstraction totale de la voiture en piteux état. _ C’est moi qui devrais te poser la question, ripostai-je, essayant tant bien que mal de paraitre décontractée. Qu’est-ce que tu fais au bord de la route? Je m’épatai tout à coup. J’avais réussi à prononcer toute une phrase sans que mon petit monde ne s’écroule. Je faisais des progrès ! _ Je rentrais chez moi. J’étais à la clinique avec ma mère, je n’habite pas très loin. _ A la clinique ? Rien de grave, j’espère. _ Oh non ! Non, ma mère est vétérinaire. Je l’assiste de temps en temps. _ Ha, CETTE clinique. Je vois… Je voyais surtout qu’il semblait souffrir de marcher en plein soleil. _ Tu… tu veux que je te ramène ? Lui demandai-je, arborant un sourire radieux et surtout tâchant de ne pas montrer que je priais pour qu’il refuse. 48 _ C’est vraiment très gentil de ta part, mais je vais à Saint Edward, et tu lui tournes le dos. _ Ha, zut. Bon et bien, je vais y aller. A plus tard alors. _ C’est ça, à plus tard, répondit-il, en me souriant à son tour. Contrairement au mien, son sourire sembla sincère. Son regard s’attarda sur moi tandis que je passai la première et le distançai. Gavriel n’était donc pas du genre frimeur à rire devant l’état de ma poubelle sur roues, Finnigan avait raison. Regardant sa silhouette dans le rétroviseur, je culpabilisai et me ravisai. Je fis demi-tour, même si j’allais probablement le regretter à vie. _ Gavriel ! Monte, je te ramène. _ Tu en es sûre ? _ Je ne vais pas te laisser marcher par cette chaleur. Je peux bien faire le sacrifice d’un détour. (Et voilà comment me racheter de notre rencontre désastreuse.) _ D’accord, répondit-il, faisant le tour de la voiture. Je me penchai au-dessus du frein à main, l’aidant à décoller la porte de la jointure en caoutchouc. _ Désolée, personne n’a dû monter de ce côté depuis… des siècles, plaisantai-je pour cacher mon embarras. Quand je le vis se pencher pour s’asseoir à mes côtés, je me mordis la lèvre inférieure de toutes mes forces. Qu’est-ce qui avait bien pu me passer par la tête de l’inviter à monter dans cet engin ? Quand bien même la voiture aurait été un super modèle, comment avais-je pu avoir l’idée de faire monter ce mirage à mes côtés ? Je m’étais promis de me maîtriser la prochaine fois que je lui parlerais. Nous y étions. Mon estomac se noua et mes mains devinrent moites, glissant sur le volant. Je les essuyai sur mon pantalon et lui souris une nouvelle fois. Il était tellement beau… Je me concentrai pour rester calme et éviter ainsi toute bêtise susceptible d’arriver dans ce genre de situation. _ Merci, Célianne. J’espère que tu ne t’es pas sentie obligée en me voyant. Il se souvenait de mon prénom ! Une petite voix m’empêcha de chavirer et me conseilla d’être plus confiante. Je pris de l’aplomb et lui répondis, le plus détachée possible. _ J’ai une dette envers toi, affirmai-je, repensant à ma rentrée. 49 _ Tu plaisantes, dit-il en secouant la tête. Si on m’avait dit qu’une telle personne existait et allait se trouver en voiture, à mes côtés, je ne l’aurais jamais cru. Je passai une vitesse et frôlai sa main, posée sur le côté extérieur du siège. Alors que je la retirai brusquement, je remarquai qu’il n’avait pas bougée la sienne d’un millimètre. Surprise, je ne pus m’empêcher de jeter un œil dans sa direction et m’aperçus qu’il me regardait. La douceur sur son visage était incroyable. Il semblait tellement serein… Il dut se rendre compte de mon mal aise et brisa le silence. _ Alors, tu te plais ici ? Bizarrement, Gavriel semblait indifférent à l’antiquité dans laquelle nous roulions. Il se contentait de rentrer distraitement la fine pellicule de mousse qui s’échappait du cuir du pare-soleil et qui pendait devant lui, prêt à se détacher du plafond. _ Oh désolé, s’excusa-t-il en surprenant mon regard. _ Je n’insisterais pas à ta place, elle est très susceptible. Je ne pus m’empêcher de plaisanter en le voyant si concentré sur sa façon de pincer le cuir. Finalement, sa compagnie ne me gênait pas. Au contraire, elle m’apaisait. J’en oubliais mon allure inconvenante, la voiture et tout ce qui n’allait pas. J’appréciais tout simplement le moment présent. _ Au fait, désolée pour les présentations. Je n’étais pas dans mon assiette ce jour-là, je ne sais pas ce qui s’est passé j’ai, je… _ Inutile de te justifier, j’ai bien vu que tu n’étais pas dans ton état normal. Les présentations étaient parfaites. Je ne pus m’empêcher de le fixer, stupéfaite, et détournai le regard, troublée par son expression indéchiffrable. De son côté, Gavriel ne semblait pas gêné que je me sois aperçu qu’il me dévisageait avec insistance. Je fixai alors la route, médusée. Je devais absolument me concentrer sur ma conduite pour ne pas focaliser sur son regard. A peine eut-il parlé que je pensai avoir rêvé. Etait-ce encore une de mes divagations fantasmagoriques ou venait-il de m’adresser un compliment ? J’optai pour la première option qui me paraissait la plus raisonnable. _ Tourne à droite, c’est par là. Au prochain rond-point tu prendras la première sortie sur Springs Road, annonça-t-il, accompagnant son 50 explication d’un geste de la main. Je suis désolé pour le détour, reprit-il, se grattant la nuque, apparemment embarrassé. _ Ce n’est rien, je ne suis pas pressée, je reviens d’une super aprèsmidi à Akaroa. Tu y es déjà allé ? C’est vraiment beau là-bas. _ Pas encore. Mais cela ne devrait tarder, tu n’es pas la première à me le dire. _ Ça ne m’étonne pas. Tu n’es qu’à une heure de ce petit paradis, c’est inexcusable. Franchement tu ne le regretterais pas. Les gens sont si accueillants et leurs maisons sont super jolies et c’est tellement… tellement… Si je le pouvais, je ne quitterais pas cet endroit. J’ai eu un réel coup de foudre, c’est un paradis. Ouais…, disje, rêveuse. Je perdis le fil quand je m’aperçus de l’intérêt qu’il semblait manifester à mes propos. _ Tu sembles si passionnée… Je me sentais rougir et souris malgré moi. Je ne voulais pas qu’il me voit si intimidée et secouai légèrement la tête pour rabattre mes cheveux, cachant mon visage. Je ne savais pas quoi ajouter, il m’avait complètement perturbée. Heureusement, il prit les devants. _ Je ne plaisante pas, dit-il, se détendant un peu plus. Qu’est-ce que… Il est magnifique ! Lança-t-il, découvrant le coquillage qui était posé à ses pieds. Je n’en ai jamais vu d’aussi beau ! Je suppose que tu le ramènes de ton petit ‘paradis’. C’était une affirmation. Gavriel semblait apprécier les reflets bleus irisés de mon précieux diamant des mers. Perdu dans sa contemplation, sa réflexion semblait s’étendre au-delà du coquillage. _ C’est un cadeau… Je pouvais presque sentir son souffle. Lui prêter attention nécessitait un effort considérable. Le parfum qui émanait de chacun de ses mouvements m’enivrait anormalement. _ Ça fait plaisir de voir quelqu’un parler avec tant d’ardeur, d’attacher de l’importance à de petites choses… continua-t-il, songeur. Attends, ralentis et tourne à gauche sur Tosswill. _ Saint Edward, nous y sommes, dis-je avec soulagement. J’étais impatiente qu’il quitte la voiture tout en désirant rester à ses côtés. La contradiction de mes sentiments me dépassait. 51 Gavriel reposa délicatement le coquillage sur le siège qu’il venait de quitter. Je ne saisissais pas pourquoi il était devenu si absent tout à coup. Il ferma la portière en douceur et s’avança dans l’allée. _ Oui, c’est ici, affirma-t-il, enfonçant ses mains dans les poches de son pantalon, un brin confus. _ C’est très joli, complimentai-je, admirant la maison qui se détachait des autres par son jardin plus joliment fleuri. _ Hé bien, merci Célianne. Essaie de ne pas t’évanouir demain, je ne serai pas là pour arriver à temps, ajouta-t-il, arborant un sourire craquant. _ Je tâcherai de m’en souvenir, répondis-je, essayant de sourire à mon tour. L’effet devait être bien différent du sien. Je n’avais pas l’impression de renvoyer une image aussi sereine que lui. Alors qu’il reculait davantage pour me laisser démarrer, un élan de courage (ou d’inconscience) m’envahit. Avant que je ne puisse retenir mes mots, ils s’échappèrent de ma bouche plus vite que ma pensée. _ Je t’y emmènerai, lançai-je. Comment, qu’est-ce qui m’était passé par la tête ? Jamais il n’accepterait… Estomaquée, je ne croyais pas ce que je venais de dire. Gavriel, qui me tournait à moitié le dos, me fit face, à la fois étonné et ravi. _ Pardon ? Il fronçait les sourcils et souriait. Je me demandai si j’allais bientôt me réveiller, effaçant de ce fait toute trace de cette magnifique chimère. _ Euh… Je pensais que peut-être, si tu le voulais bien… je t’emmènerais un de ces jours là-bas, à Akaroa. Enfin, seulement si… _ J’en serais ravi. Une seconde passa, mon regard plongé dans le sien. Puisqu’il n’était que le fruit de mon imagination, autant en profiter avant qu’il ne disparaisse à jamais. Le temps semblait s’écouler au ralenti. Un battement de cil me sortit de ma fascination. Confuse, je lui adressai un rapide signe du menton et filai à toute allure. Autrement dit, lentement, ce qui était déjà bien trop rapide pour la pauvre voiture. 52 J’étais encore abasourdie de la manière dont je m’étais adressée à lui. Je ne devais pas être dans mon état normal. Finn avait raison, ce garçon était sorcier. Je me rassurai en pensant à sa réaction. Il m’avait paru agréablement surpris. Et, pour une fois, je m’arrêterai à cette impression qui semblait juste, et pas à une interprétation qui voulait peut-être signifier qu’il se moquait de moi. Non, cette fois, même s’il m’était difficile de l’avouer, ma spontanéité avait eu raison de ma réflexion. Tout en me garant derrière la voiture de mon père, je réfléchissais à la façon qu’avait eue Gavriel de me détailler et cet étrange intérêt qu’il m’avait porté. Je soupirai devant tant d’incompréhension et de prise de tête et claquai la portière un peu trop violemment. _ Oups. Cette machine méritait meilleur traitement. Elle avait tout de même réussi à me ramener jusqu’ici en un seul morceau. Je revins sur mes pas chercher le coquillage que j’avais oublié et me précipitai vers la maison, heureuse de pouvoir enfin me détendre et évacuer ce trop-plein d’émotions et de questions sans réponse. _ Bonsoir P’a. _ Te voilà. Tu ne peux pas savoir le souci que ta mère se fait depuis qu’elle a appris que tu rentrais avec la bombe à retardement. Mon père me déposa un baiser sur le front, comme à son habitude et me tendit un coca light. _ Où est-elle ? Demandai-je, ne trouvant aucun signe de sa présence. _ Dans le jardin, de l’autre côté. Ton chat de malheur… _ … Archimède. _ Archimède a déchiqueté un de ses croquis. Elle lui coure après. Je ne te conseille pas d’y aller ou c’est toi qui va prendre à sa place. Je fis une grimace en pensant au sale quart d’heure que mon chat allait passer. _ Alors, le boulot ? _ Impecc. Si tu voyais l’hôtel... La cuisine n’est pas trop mal, je pense pouvoir gérer ça. L’équipe a l’air bien. Quand il s’agit de son travail, rien n’est assez bien ou suffisant pour mon père qui n’exige que le meilleur. ‘Pas trop mal’ signifiait donc génial. 53 Je lui racontais à mon tour mes journées, passant sur les détails, et sortis inspecter les dégâts. M’ayant sans doute sentie, Archimède courut dans ma direction, ma mère apparaissant telle une furie à ses trousses. Il sauta dans mes bras et après un bref instant, je courus à mon tour en direction de la chambre afin de l’y enfermer. Ma mère était partagée entre la colère d’avoir récupéré son travail en confettis et la joie de me voir saine et sauve. _ Lily, mon ange ! Dit-elle, soulagée, écartant ses cheveux ébouriffés avant de me plaquer contre sa poitrine en me caressant le dessus de la tête. _ Maman, grommelai-je. Tu m’étouffes. _ Oh, pardon chérie. Comment était ta journée ? Attends, avant tout, appelle ton frère et dis-lui que tu es bien arrivée. _ Va falloir songer à arrêter de me materner comme vous le faites, commentai-je en m’éloignant. _ Viens par-là toi. J’essayais d’attirer Archimède en balançant le câble du chargeur de mon téléphone. Une fois blotti contre moi, j’éteignis la lumière et déposai un baiser sur son crâne. Je ne m’étais pas rendu compte que je passais mes mains l’une contre l’autre tentant d’en essuyer la moiteur. Ce n’est que quand je sentis perler mon visage que je m’aperçus qu’ils étaient revenus. Un courant d’air souleva le voilage de ma fenêtre et je sentis le lustre bouger au-dessus de moi. Je pressai le chat en fermant les yeux de toutes mes forces. Dans un sursaut de frayeur, je sentis un souffle sur mes cheveux et étouffai un cri, rentrant la tête dans mes épaules. _ Partez, partez, partez, ne cessais-je de murmurer. Cachée sous le drap, l’air commençait à se raréfier et ma respiration saccadée me laissa suffocante. Bien que je détestais ces intrusions invisibles, je préférais tout de même celles qui laissaient derrière elles un doux parfum et de l’air frais. 54 A présent, la chaleur devenue insupportable me fit tourner la tête. Mes cheveux étaient plaqués sur mes joues et la plante de mes pieds brûlait. C’était loin d’être une visite de courtoisie. Je le sentais, car à l’inverse des autres présences, celle-ci me provoquait un mal être inhabituel, la nausée et une sensation de vertige. Je tentai de maîtriser mon angoisse en fredonnant un air improvisé qui eut l’effet inverse. J’avais l’impression de me trouver dans un film d’épouvante, où la boite à musique se met en marche juste avant que le meurtrier, zombie ou quelque autre horreur ne surgisse. L’atmosphère semblait tellement chargée que je n’aurais pas été étonnée de voir les visiteurs en chair et en os, debout au centre de la pièce. J’expirai lentement, tâchant de me réconforter en pensant qu’il ne pourrait rien m’arriver de mal, quand soudain, le chat bondit hors du lit et se précipita vers la porte, y grattant le battant avec frénésie comme s’il tentait de fuir quelque chose. Ma peur s’intensifia sous le choc de sa réaction et, immobile, je serrais les dents, incapable de lui dire d’arrêter ou de me lever lui ouvrir la porte. _ Ce n’est rien, vous n’êtes pas réels. Je vais me lever et allumer, il n’y aura personne dans cette chambre à part le chat et moi. C’est compris ? Cette fois je devenais complètement folle! Archimède attira une nouvelle fois mon attention en émettant un grognement guttural suivit d’un feulement, comme ceux qu’il avait l’habitude de manifester face à d’autres chats avant un combat. Il m’était encore moins possible de me détendre après ça. J’avais les yeux écarquillés, comme pour essayer de le distinguer dans la pénombre. _ Archimède arrête ! Ça suffit viens ici ! Il n’y a rien, arrête ça ! Grondai-je sans me départir de mon affolement. Le chat répondit en crachant, intensifiant la panique que je tentais tant bien que mal de calmer. J’enfouis alors ma tête sous l’oreiller, préférant ignorer l’animal et ce qui l’effrayait. Quelques minutes après, ma porte s’ouvrit à la volée m’arrachant un cri d’effroi. _ Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Houspilla mon père. _ Papa ! M’écriai-je, m’extirpant du lit pour le rejoindre et me dégourdir les jambes. 55 _ Bon sang Lily, c’était quoi tout ce vacarme ? Mais… dit-il, reculant légèrement et me relevant le menton. Qu’est-ce que… qu’est-ce qui se passe ici ! _ Un cauchemar. J’ai dû faire peur au chat, mentis-je, soulagée par sa présence sécurisante. _ Recouche-toi, ça va aller maintenant, dit-il en me déposant un baiser sur le front. Tes cheveux sont trempés. Il attendit que je me recouche, allait presser l’interrupteur quand je l’en empêchai. _ Non n’éteins pas, je vais attendre encore un peu. _ Ne tarde pas trop, tu risquerais de ne pas te réveiller demain matin. Une fois le chat libéré et la porte refermée, je m’assis en tailleur sur le lit, décidée à ne pas fermer l’œil pour le reste de la nuit. Je me saisis du coquillage pour me concentrer sur autre chose, après m’être demandée à quoi servait cette faculté à percevoir des présences si c’était pour en être autant effrayée.

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