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Le Sang des Leca

Marc Archippe



Prologue

Voilà que la petite est sur le pont du vapeur. L’air est humide, le pont est humide, sa vie même est humide. Mais le vent s’apaise. Les mains posées sur le bastingage de cuivre glacé, bien droite, elle remonte sa capeline et réajuste son écharpe de laine. Elle observe vers le nord. En fait elle observe la ville. La cité semble affalée, jambes écartées dans la mer qui frappe son ventre, putassière, un bras posé sur la roche. Voilà donc qu’elle la regarde, cette ville, et voilà même qu’elles s’observent mutuellement. La petite n’arrive pas encore à la haïr pas plus qu’elle ne peut se résoudre à l’aimer. Elle ne la connait pas. Impudique, infidèle, jetée un temps au lit des anglais jusqu’à perdre son nom, voilà qu’elle regarde Toulon. La rade comme enfermée entre des cuisses ouvertes, moite jusqu’au port, le dos reposant sur le Faron, les seins brunis du soleil de la Méditerranée et le regard vers l’azur comme pour y déceler un ailleurs qui n’existe pas, un demain dont elle ne rêve même plus. Blessée parfois, meurtrie souvent, pourtant rien ne semble capable de troubler son alanguissement. La petite peut-elle ressentir tout ceci ? Nous l’ignorons tout comme elle ignore qu’elle y reviendra de longues années plus tard. Qu’elle y vivra, même. Mais aujourd’hui, elles se font simplement face.

Si elle est à Toulon, c’est que le vapeur a dû s’y dérouter pour y mouiller après le coup de vent d’est subi au sortir de Marseille. Ici, ils appellent cela une largade. Ils disent qu’elles sont fréquentes à cette époque de l’année et ce mois de décembre 1906 n’y déroge pas. La petite n’avait jamais vu auparavant un vent d’une telle force. En fait, elle ne connaît que le vent de la ville. Celui qui ressemble à une sorte de courant d’air. Elle découvre le vent de la mer et ses gifles. Si elle a été effrayée, pour autant, elle n’a pas été malade. Ils sont à quai depuis deux jours et maintenant il semble que la mer s’apaise. « Je pense qu’ils remettrons en route ce soir… ». C’est Alexis, le père, qui a dit cela. Il le pense, en fait, il l’espère. C’est un homme qui parle peu. Un homme dont le poids des souffrances pèse aux épaules, bloque la nuque et fige la bouche. Grand, portant barbiche et moustaches à la mode du second empire, un regard de glace. Il est debout, appuyé au mur de métal du troisième pont. Un homme malade n’aspirant à rien de plus qu’au terme de ce voyage. Ils sont venus de Paris, embarqués à Marseille avec Ajaccio puis Evisa comme destination finale. Que croit-il retrouver, le père, de sa famille et de son enfance corse dans les montagnes ? Il rattache les fils de sa mémoire à quelques images de châtaigniers, à des pierres grises, à des courses dans le maquis. Il est comme le chien battu qui n’a d’autre chance que sa niche pour s’y aller blottir. L’ultime sauvegarde, le havre ultime.

La petite tourne les yeux vers lui et contemple la misère de son corps d’homme âgé. Mais elle sait que les vraies blessures ne sont pas apparentes et que c’est bien loin d’ici que s’en trouvent les raisons. Alors l’amour – la compassion, peut-être ? – la saisit comme une vague vous prend et des larmes lui viennent. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle pourra continuer d’avancer. Elle a la jeunesse de ses quatorze ans, le monde qu’elle voudrait appréhender… une vie à faire. Une vie loin de Paris, loin des procès, des couteaux, des rixes et des hôpitaux Et si elle venait à douter, la main du petit Gabriel, son dernier frère, au creux de la sienne si petite encore, serait le signal qu’il ne faut pas flancher. Alors Evisa, la Corse… Qu’importe ? Qu’est-ce d’autre, la Corse, qu’un ailleurs comme le furent pour ses grands frères ces terres lointaines : la Chine pour Simon ou le Sahara pour Alexis Napoléon ? Cayenne aussi, d’une certaine manière, pour Dominique François. Seule son unique sœur, Marie, est restée à Paris. Elle y est demeurée, trop souvent agenouillée devant un homme. Mais toujours elle se relève. Marie est assez forte pour faire front.

Écroulée plus qu’assise sur un banc de bois, Augustine. C’est sa mère, elle tremble. Elle a été malade, elle n’a pas résisté. La mer lui est aussi proche que peut l’être la lune. Un autre univers en constant mouvement sous ses bottines de cuir brun. Si on devait mesurer sa résistance à l’aune des malheurs qui ont frappé cette femme on en conclurait qu’elle est indestructible. Pourtant, vingt-sept heures de vent lui furent plus insanes que les enfants morts, les barricades et le déshonneur. Elle lève la tête vers la petite « Mets ton fichu sur ta tête… Il fait un froid de gueux ! ». Et la petite s’exécute. Elle s’exécute toujours. Toujours présente aux côtés de ses parents, comme le troisième et dernier pied d’un tabouret, elle assure la stabilité de la famille. Elle ne le sait pas, la petite, qu’elle à ce rôle dévolu. Elle l’accomplit parce qu’ainsi sont les choses. On ne les constate ni ne les discute. On fait. Ce qu’elle deviendra doit beaucoup à ce silence, à cette obéissance sans contrainte.

Je dis « la petite », mais il est temps de dire qu’elle se nomme Giacenta, Giacenta Leca. On prononce Léca. Elle porte le nom de sa grand-mère Giacenta Ceccaldi. Son père pense que c’est d’elle que Giacenta tient cette force tranquille. Leca, Ceccaldi. Parmi les noms les plus anciens de Corse. Pourtant Giacenta est née à Paris. Mais la chaîne du sang la relie aux montagnes corses, à la forêt d’Aitone, à Ota et au golfe de Porto. Elle est solide cette chaîne. Bien plus solide que ce qu’aujourd’hui pourrait se l’imaginer Giacenta, debout devant ce bastingage. Plus qu’un anneau de fer au pied de l’esclave, elle fera de chaque maillon un échelon. Elle est comme certains le disent de cette île :

A spessu conquista, mai sottumessa !

Souvent conquise, jamais soumise !



"Le Sang des Leca" Janvier 2015: Le texte initial est terminé. 300 pages pour cent cinquante ans des aventures d'une fratrie depuis Belleville (Paris) à Evisa et Marignana (Corse). Quatre ans de recherches et de travail pour une seule petite année de rédaction. Le roman historique, ce n'est pas chose aisée. La pure fiction c'est beaucoup plus facile. En fait il s'agit d'un récit familial, tellement romanesque qu'écrire fut assez simple. Mais la vérité historique demande un travail d'une grande rigueur avant que de se présenter sur la page blanche. Février 2015: Le travail de réécriture est bien avancé... Les personnages me semblent assez bien campés dans leur destin de sang et de larmes. J'essaye de résister à la tentation d'en "remettre une couche", danger propre aux romans qui ne se décident jamais à quitter la table de travail. "Il faut écrire avec une gomme" disait ma vieille copine Marguerite (...Duras). Mars 2015: Le texte est terminé, il est à la correction et particulièrement pour les passages en langue corse. Un grammairien, lettré d'Ajaccio m'apporte un soutien de la plus grande qualité. Pas question de laisser passer une faute dans l'une et l'autre langue. Bon, il faut avouer que cela m'est plus facile en français ! Juin 2015 : Pallas TV m'a sollicité pour une longue interview sur le sujet de Dominique Leca et de Casque d'Or pour la chaîne Planète, documentaire qui sera diffusé en décembre ou janvier prochain. Au même moment une sorte de bouche à oreille s'est mise en place en Corse sur la parution du livre. Des contacts ont été pris avec France 3 Via Stella et Radio Frequenza Maura pour accompagner sa sortie. Pourtant, une question me taraudait : même romanesque est-ce un roman? Une discussion d'il y a une quinzaine m'y a fait réfléchir et je pense que même si mon style reste parfaitement "littéraire" et le sujet bâti comme mes ouvrages précédents avec rupture et des attentes, il s'agit d'un document, d'un témoignage. C'est vers ce type de collection que je vais me diriger.

Article de "Presse Agence" du 23/04/2016, sur Marc Archippe en dédicace de son livre "Le sang des leca" au Salon du livre d'Hyères .


Marc ARCHIPPE, romancier varois de « Le Sang des Leca » (Ed. Sudarènes) conclut :

" Comment devenir écrivain ? L’écriture a toujours été importante pour moi, depuis l’âge de 14, 15 ans. Adolescent, l’année même où j’ai été sélectionné avec l’Equipe de France juniors de rugby, j’étais finaliste du prix Goncourt junior de la Nouvelle.

J’ai mené de fait une carrière de joueur de rugby, le temps qu’elle dure, des études de droit, le temps qu’elles durent, une carrière d’entrepreneur, le temps qu’elle dure. Je n’ai aucune photo de vacances, j’ai mille carnets inspirés de mes vacances. Par l’écriture j’arrive à mettre en place mes émotions. Lors de l’édition d’un premier ouvrage qui s’est trouvé en lice pour le prix du meilleur roman français à Montréal et dans le même temps, PPDA le recommande durant 15 secondes à la fin de son émission TV ,cela a permis le démarrage des ventes. Avec ce gain de confiance, j’ai tout mis en place économiquement pour pouvoir écrire. La source d’inspiration de Le Sang des Leca est liée au besoin de comprendre des silences dans la vie de ma grand-mère. J’ai enquêté -Paris, Corse, étranger-

J’ai fait vivre tous mes personnages au travers le récit de femmes vues par les femmes corses, les hommes par une autre vue des hommes corses ou continentaux " .


Paul Tramini nous livre son avis quant à l’ouvrage de Marc Archippe, Le Sang des Leca, publié aux éditions Sudarenes et sacré du Prix du Livre corse 2016.


Le Sang des Leca n’est pas un roman mais se lit tout comme. C’est l’histoire du retour en Corse, à Evisa, d’Alisiu Leca qui est âgé d’ un peu plus de soixante ans et de sa famille, sa femme Augustine et leurs enfants. Augustine ne connaît pas l’île et ne comprend pas la langue . Elle a suivi à regret son époux dans cet endroit perdu, épuisé par les guerres et la captivité, qui a choisi de retourner dans son village pour terminer sa vie. Le retour en Corse est l’occasion du rappel de leur histoire par diverses voix : Celles d’ Alisiu, de sa femme, de Giacenta, de Marie, leur fille aînée… Ils ont perdu deux enfants tout juste nés, et sur ceux qui restent, deux manquent, l’un, qui a mal tourné, en prison probablement et l’autre, mal mariée, essuie à Paris les coups de son mari alcoolique. On est replongé par ailleurs dans l’affaire de Casque d’or qui a été retranscrite au cinéma La Corse de l’époque, la fin du 19e siècle, est austère mais ceux qui ont besoin d’être secourus sont accueillis. Dans la maison familiale quittée à 20 ans Alisiu et les siens réapprennent à vivre dans un trois pièces dans lequel il ne reste plus un objet de confort. La famille s’adapte. On est bien loin de l’appartement parisien confortable et le confort et les cours manqueront autant que les jolies toilettes. C’est un récit agréable à lire où se mêlent amour, guerres, touches d’ethnologie, biographie et histoire...


Musanostra Le site officiel de l'association littéraire corse.https://assomusanostra.wordpress.com/2016/10/18/le-sang-des-leca-une-critique-de-paul-tramini/


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